IX. Privilège des créanciers héréditaires et légataires qui demandent la séparation des patrimoines. 514. Nous avons déjà rencontré ce privilège parmi les privilèges spéciaux sur les meubles 1. Nous le retrouvons parmi les privilèges spéciaux sur les immeubles. Les articles 878 et suivants donnent aux créanciers héréditaires et aux légataires le droit de demander la séparation relativement aux biens meubles ou immeubles de la succession. Si donc la séparation des patrimoines est un privilège, il porte sur les meubles et sur les immeubles. Sous ces deux formes, la séparation des patrimoines, si elle est demandée par les créanciers ou légataires, leur donne la faculté d'être payés sur les biens héréditaires, plus exactement sur le prix de ces biens, par préférence aux créanciers personnels de l'héritier. Nous n'avons pas à présenter ici la théorie complète de la séparation des patrimoines, qui a son siège au titre Des successions. Il suffira de noter les points par lesquels cette théorie, relativement aux immeubles, se rattache au régime hypothécaire. 515. Elle s'y rattache dans une certaine mesure. En effet, si la séparation des patrimoines n'est pas mentionnée dans l'article 2103, qui énumère les privilèges sur immeubles, elle est mentionnée dans l'article 2111, qui la qualifie formellement de privilège à propos du rang de collocation à l'ordre, et la soumet à la formalité de l'inscription, comme les autres privilèges sur immeubles et les hypothèques. 1. Suprà, tome I, p. 412. 2. La séparation des patrimoines ne peut être demandée que par les légataires particuliers, et encore par ceux-la seuls à qui le de cujus a légué des objets déterminés uniquement quant à leur genre; les légataires particuliers d'objets individuellement désignés n'ont aucun intérêt à s'en prévaloir. Elle est refusée aux légataires universels ou à titre universel, qui trouvent une garantie suffisante dans la présomption de l'article 883: Baudry-Lacantinerie et Wahl, Successions, III, no 4055, - Bruxelles 4 juin 1892, D. P. 1893. II. 96, Sir. 1892. IV. 32, Lyon 6 juillet 1892, D. P. 1893.II. 96, Sir. 1892. II. 280.- Mais tous les créanciers du défunt peuvent l'invoquer, quel que soit leur titre, car ils tiennent cette faveur de la loi: Agen 18 juillet 1894, D. P. 1895. II. 217 (note de M. de Loynes), Sir. 1895.II. 177. 3. En règle, la demande doit être formée contre les créanciers de l'héritier. La jurisprudence admet qu'elle peut l'être également contre l'héritier luimême, solution sinon très juridique, du moins très pratique quand les créanciers de l'héritier sont inconnus: Paris 2 novembre 1889, Sir. 1890. І. 215, Bruxelles 4 juin 1892, D. P. 1893.11.96, Sir. 1892.IV.32, - Lyon 6 juillet 1892 D. P. 1893.11.96, Sir. 1892.11.280. Donc la séparation des patrimoines et les privilèges sont des droits au moins similaires. : Seulement jusqu'où va l'assimilation ? Il y a doute à cet égard, et le doute porte sur le point suivant: la séparation des patrimoines, qui est certainement une cause de préférence pour les créanciers et légataires au regard des créanciers personnels de l'héritier, est-elle un privilège au sens complet du mot? La question ne se pose pas à propos de la séparation appliquée aux meubles, parce que les privilèges, en matière de meubles, se réduisent presque toujours à de simples droits de préférence, au moins en fait 1. Mais elle se pose à propos de la séparation des patrimoines appliquée aux immeubles. 516. Il faut se garder de croire erreur trop souvent commise que la solution donnée à cette question implique celle de toutes les difficultés que soulève la théorie de la séparation des patrimoines. Cette théorie fait naître des difficultés qui lui sont propres et qui sont complètement indépendantes de ses rapports avec le régime hypothécaire. Il en est ainsi pour quatre questions qui se posent sous les articles 878 et suivants. 1o Les créanciers séparatistes, en cas d'insuffisance des biens héréditaires sur lesquels ils sont payés par préférence, ont-ils action sur les biens personnels de l'héritier ? Il faut répondre affirmativement. Dès que l'héritier a accepté, il est tenu sur ses propres biens; la séparation des patrimoines, qui intervient dans l'intérêt des créanciers et légataires, ne peut être retournée contre eux. La question de savoir si la séparation des patrimoines est un véritable privilège n'a aucun rapport avec celle-ci. 2o La séparation des patrimoines remédie-t-elle, au profit des créanciers et légataires, aux inconvénients que peut avoir, quant à eux, la division des dettes entre les héritiers? En cas de séparation demandée contre tous les héritiers, le séparatiste peut-il agir contre chaque héritier jusqu'à concurrence des biens héréditaires qu'il détient, ou seulement dans la limite de ce qu'il doit personnellement ? 1. Suprà, tome 1, p. 229 et suiv. En cas de privilège ou d'hypothèque antérieure au décès, le doute est impossible. Le créancier, qui avait privilège ou hypothèque du vivant du de cujus, peut agir contre les héritiers du débiteur personnellement pour leur part et portion, et hypothécairement pour le tout contre le détenteur de l'immeuble (article 873). En est-il de même des créanciers séparatistes, qui acquièrent un privilège? Obtiennent-ils, par suite de la séparation des patrimoines, un droit sur l'ensemble des biens héréditaires, droit leur permettant d'agir hypothécairement pour le tout contre l'héritier détenteur d'un immeuble héréditaire ? La jurisprudence répond négativement1. La séparation n'augmente pas les droits des créanciers; elle les laisse subsister tels quels et n'empêche pas la division des dettes (article 1220). Chaque héritier, en cas de séparation, n'est toujours tenu des dettes héréditaires que pour sa part; en d'autres termes, le droit spécial des créanciers ou légataires séparatistes n'existe contre les créanciers de l'héritier que dans la limite de l'action qu'ils ont contre l'héritier personnellement. De sorte que les héritiers ne peuvent toujours être poursuivis que jusqu'à concurrence de ce qu'ils doivent personnellement, non jusqu'à concurrence des biens héréditaires qu'ils détiennent, même en cas de séparation demandée contre tous. Cette question est encore indépendante de la question de savoir si la séparation des patrimoines est un véritable privilège, bien qu'on les rattache souvent l'une à l'autre 2. Même en considérant la séparation comme un vrai privilège, on peut admettre que ce privilège ne prend naissance qu'accessoirement à l'obligation divisée de chaque héritier et dans la limite de cette obligation. Ce n'est pas l'ensemble des immeubles héréditaires qui est affecté par privilège au paiement des dettes héréditaires; c'est au regard de chaque héritier que les biens mis dans son lot sont affectés aux créanciers héréditaires pour la part de la dette que l'héritier leur doit. En d'autres termes, les dettes se divisent de 1. Cass. 10 juillet 1893, D. P. 1894. I. 5 (note de M. Loynes), Sir. 1894. I. 177 (note de M. Tissier). 2. M. Labbé (note dans Sir. 1872.1.153) prétend que la question de l'indivisibilité est liée à celle de savoir si la séparation des patrimoines constitue un privilège. - Cpr. Thezard, Privilèges et hypothèques, no 326. droit (article 1220); le privilège, s'il y a privilège, ne naît à l'encontre des créanciers de l'héritier que jusqu'à concurrence de la part de dette qui lui incombe. Les deux questions sont si bien distinctes que la Cour de cassation qui - nous allons le voir - reconnaît à la séparation des patrimoines le caractère d'un véritable privilège, décide qu'elle ne modifie en rien les effets de la division des dettes. 3o La question se pose de savoir si la séparation des patrimoines produit effet entre les créanciers héréditaires pour le règlement de leurs rapports entre eux. La réponse doit être négative. La séparation garantit le gage de tous les créanciers héréditaires; ils viennent entre eux au rang que fixe à chacun son droit particulier: au marc le franc s'ils sont chirographaires, à leur rang respectif s'il existe entre eux des causes de préférence. Le droit résultant de la séparation des patrimoines existe pour chaque créancier héréditaire contre les créanciers personnels de l'héritier, non contre les autres créanciers héréditaires1. Qu'importe, à cet égard, que la séparation des patrimoines soit ou non un véritable privilège? 4o Il y a doute sur le point de savoir si les créanciers ou légataires ont à demander la séparation des patrimoines quand l'héritier a accepté sous bénéfice d'inventaire. La jurisprudence répond que le bénéfice d'inventaire, si l'héritier y recourt, vaut séparation des patrimoines au profit des créanciers héréditaires 2. La thèse est contestable. En tout cas, elle est absolument étrangère à la question de savoir si la séparation des patrimoines est un véritable privilège. Ces quatre questions doivent être mises de côté. Elles sont à résoudre d'après les règles qui constituent la théorie de la séparation des patrimoines 3. 517. Alors quel intérêt pratique y a-t-il à rechercher si la Tou 1. Trib. de la Seine 12 décembre 1882, Le Droit du 30 décembre, louse 5 juin 1889, Sir. 1891.II.117, - Cass. 15 juillet 1891, D. P. 1893. 1.465 (note de M. de Loynes), Sir. 1891.1.409, - Bordeaux 22 janvier 1894, D.P. 1896.11.235. Douai 2. Voy. en dernier lieu Pau 10 janvier 1887, D. P. 1887.11.173, 17 mai 1890, D. P. 1891.11.93 et la note. Cpr. Aubry et Rau, 4o édition, VI, p. 504 et 505. 3. Aussi n'avons-nous fait que signaler ici ces questions, sans insister sur les solutions. Le siège de la matière est à la partie du Cours de droit civil qui a pour objet Les successions ab intestat. séparation des patrimoines, qui est incontestablement une cause de préférence, est ou n'est pas un vrai privilège? Cet intérêt est triple. PREMIER INTÉRÊT. 518. De là dépend d'abord la question de savoir si les créanciers ou légataires qui invoquent la séparation des patrimoines ont ou non le droit de suite. Ont-ils seulement le droit d'être payés sur le prix des immeubles héréditaires par préférence aux créanciers personnels de l'héritier? Ou bien la séparation des patrimoines est-elle un privilège emportant droit de suite, leur permettant de saisir les immeubles héréditaires sur les tiers acquéreurs en cas d'aliénation par l'héritier? La réponse est loin d'être certaine. 519. La pensée première des rédacteurs du Code civil a été de ne voir dans la séparation des patrimoines qu'une simple cause de préférence. L'ancien droit l'avait envisagée ainsi; d'après les auteurs et dans la pratique, la séparation protégeait les créanciers héréditaires contre le concours des créanciers personnels de l'héritier, mais n'enlevait point à celui-ci le droit de disposer de l'immeuble 1. Les rédacteurs du Code l'ont envisagée de même au titre Des successions; ils n'ont vu en elle qu'un droit entre créanciers, autrement dit un simple droit de préférence. Cela ressort de l'article 878: les créanciers de la succession « peuvent demander << dans tous les cas, et contre tout créancier, la séparation du << patrimoine du défunt d'avec le patrimoine de l'héritier ». Cela ressort mieux encore du second alinéa de l'article 880; loin de supposer que les créanciers aient le droit de suite, il subordonne leur action à la condition que les immeubles soient encore aux mains de l'héritier: « A l'égard des im<<< meubles, l'action peut être exercée tant qu'ils existent dans « la main de l'héritier. >>>> Donc la séparation n'est qu'un droit de préférence, garantissant les créanciers héréditaires contre les créanciers personnels de l'héritier; elle n'est pas un vrai privilège, donnant le droit de saisir sur les tiers-acquéreurs. Cette manière de concevoir la séparation des patrimoines 1. Pothier, Successions, chapitre V, édition Bugnet, VIII, p. 220. |