Images de page
PDF
ePub

mesure qu'elle avait proposée quand elle n'était qu'opposition: tous les petits fonctionnaires furent exclus. Ce fut là la seconde lutte. Enfin plus tard, aux environs de 1780, on découvrit sous une autre administration un nouveau moyen d'agir sur le Parlement. On demanda l'exclusion des membres du Parlement intéressés dans les marchés. On appelait ces membres les traitants, les contractors. Fox soutint cette lutte avec beaucoup d'éclat et avec des chances diverses dans lesquelles il y eut des scènes que vous ne supporteriez pas. Un jour, dans l'une de ces discussions, quelques voix ayant été achetées dans la nuit par le ministère, M. Fox, au milieu du Parlement, se leva et dit :

ally a ici des misérables; ils ont trahi leur foi, ils ont vendu leur vote; qu'ils aillent au milieu de mes ennemis. » La scène fut effroyable. Le bill des contractors passa quelque temps après. Le ministère de lord North fut renversé; le ministère Buckingham, dont M. Fox faisait partie, lui succéda, et ce fut lui qui fit passer la mesure. Telle fut la troisième lutte.

«De notre temps, lorsque l'Irlande a été réunie à l'Angleterre, on a demandé d'appliquer au parlement d'Irlande les mesures qui avaient été adoptées pour les parlements d'Ecosse et d'Angleterre, et la législation s'est ainsi complétée. Ainsi, pendant cent cinquante ans qui se sont écoulés, plusieurs fois la proposition qui tendait à exclure les fonctionnaires du Parlement s'est reproduite, non pas pour être malheureuse, mais pour être accueillie par les gens de bon sens.»

Tels étaient les précédents. Ce n'étaient pas là des machines de guerre, des jeux d'opposition; c'était une grande nation limitant dans son parlement des moyens d'influence illégitime.

En France de plus qu'en Angleterre, ajoutait l'orateur, il y a une forte centralisation et beaucoup d'employés. En France, le besoin de la défense exige de la part du pays la concession à son gouvernement d'une autorité bien plus forte. Là un gouvernement municipal, ici un gouvernement presque militaire. La France à donc bien plus de raisons encore que l'Angleterre de se garantir de l'abus des fonctions publiques.

Mais, disait-on, s'il y a plus d'employés en France qu'en Angleterre, il faut qu'il y en ait plus dans le parlement, le parlement devant être l'image du pays. Il en faut plus, cela est vrai, répondait l'orateur, mais non trop. Il en faut beaucoup, mais non par cette raison qu'ils ont plus de lumières que personne: des lumières spéciales, oui, sans doute; mais l'agriculteur, le manufacturier, ont, eux aussi, des lumières spéciales. La véritable raison à donner, c'est qu'il faut que la Chambre soit la représentation exacte de la société dans toutes ses proportions. Mais qu'une seule condition y dominat, qu'elle remplit presque le parlement tout entier, c'est ce qui ne pouvait pas, c'est ce qui ne devait pas ètre.

Or, quelle était sa situation aujourd'hui ? Combien la Chambre renfermait-elle de fonctionnaires ? 184, sur lesquels 40 opposants, peut-être; 40 contre 144. De ces 144, si l'on retranchait 14 pour les absences dans les grands votes de 400 suffrages, il restait 130 fonctionnaires parmi 225 ministériels. La majorité de la majorité etait done, dès aujourd'hui, composée de fonctionnaires.

Sans doute, il ne fallait pas douter de l'indépendance de tous; mais, ajoutait M. Thiers,

«Quand je vois, par exemple, des fonctionnaires qui, en 1832 et 1833, quand il fallait vaincre les émeutes dans les rues, étaient opposants décidés, qui ne craignaient pas d'ajouter à nos difficultés, d'affaiblir le pouvoir, et qui maintenant, tout à coup, sont devenus des membres excellents de la majorité, dévoués au pouvoir, et bons royalistes, comme il faudra les appeler prochainement;

Eh bien, quand je les vois, eux qui étaient opposants dans les temps de troubles, qui ne craignaient pas, je le répète, d'ajouter à nos difficultés, à nos faiblesses, et qui, lorsque le pouvoir est triomphant, quand l'ordre est rétabli, deviennent parfaitement paisibles et doux, et qui, lorsque l'on pourrait sans crainte avertir le pouvoir, discuter avec lui, ne trouvent que de l'approbation à lui apporter, je le déclare, messieurs, je ne puis pas mettre sur le même rang les membres immuables de cette majorité qui nous ont soutenus dans ces temps de désordres, et ceux qui, loin de soutenir le pouvoir, ne tendaient qu'à l'affaiblir, et qui ne sont entres dans la majorité que pour venir prendre part à la victoire de l'ordre qu'ils n'ont pas contribué à remporter..

Si le pouvoir n'exerçait pas une influence sur les fonctionnaires, ne devrait-il pas y en avoir une égale proportion dans l'opposition et dans le ministérialisme?

Mais, disait-on, dans un pays comme la France, qui n'a pas d'aristocratie, il est bon que le gouvernement puisse se créer une force propre, et il la trouve dans les fonctionnaires. C'est la, répondait M. Thiers, une force bien peu réelle. Il y avaiten 1832 144 fonctionnaires députés, sur lesquels 64 opposants contre 78 ministériels. Qu'était-ce donc que cette force qui diminue dans les temps de trouble pour grandir dans le calme, et ferait-il bon s'y appuyer?

Le mal allait toujours croissant. Depuis un an, il y avait eu vingt nominations, dont quatorze députés fonctionnaires. Il y avait là un penchant des électeurs qu'il fallait expliquer. Si les électeurs nommaient des fonctionnaires, n'était-ils pas libres de le faire? Et d'ailleurs, disait-on, c'est qu'ils trouvent là une expression plus vraie de leur adhésion au gouvernement. Les électeurs sont libres, oui, mais à la condition de ne choisir que dans certaines catégories, à la condition d'observer certaines garanties d'ordre. Pourquoi done refuser des garanties d'indépendance ? Fallait-il dire que les électeurs cherchent dans les fonctionnaires la représentation la plus exacte de leurs opinions? Mais, objectait l'orateur, le pays n'a pas encore assez d'habitude du gouvernement représentatif pour qu'il soit, comme l'Angleterre, dans cette moyenne d'adhésion et de résistance qui fait la vraie liberté représentative. En Angleterre, jamais les partis politiques ne vont jusqu'à vouloir tout renverser, sauf å reprendre, par une prompte réaction, l'habitude la plus docile. Ici la nation a le caractère vif. Quelquefois elle ne veut rien entendre, elle attaque tout, jusqu'à tout briser, puis elle se soumet. En somme, le gouvernement représentatif est, en France, un fait tout nouveau.

Aujourd'hui, c'était le moment du gouvernement facile, de l'oubli des opinions, du règne des intérêts. Aujourd'hui, des électeurs, même d'opposition, en arrivaient à nommer un député, non pas à cause de ses opinions politiques, mais à cause de sa position personnelle. Si, à cela, on ajoutait que les fonctionnaires recherchent la députation pour se trouver à l'abri d'une destitution, d'un passe-droit, et comme un moyen d'arriver plus vite, il ne faudrait pas s'étonner des penchants mutuels des électeurs vers les fonctionnaires et des fonctionnaires vers les électeurs. Et il y avait en outre les députés qui veulent devenir fonctionnaires, ardents adversaires d'abord, puis chauds amis, quand on a payé leur silence. Ainsi, l'administration véritable était continuellement sacrifiée à des ambitions, à des influences.

L'opinion publique serait-elle assez forte pour remédier à ces abus? Non, répondait l'orateur, la confiance aveugle du gouvernement l'entraînerait toujours.

Savez-vous comment commencent les gouvernements? Ils commencent tous par avoir raison; pourquoi? parce qu'ils viennent pour satisfaire à de grands besoins des peuples, pour soutenir de grandes vérités qu'ils représentent; ils les font triompher avec peine, avec effort, et quand ils les ont fait triompher, ils veulent en user à leur profit. Ils les perdent, ils les compromettent et ils tombent.

• Voyez notre histoire depuis soixante ans; est-ce que la révolution française n'est pas venue pour un grand besoin des peuples, pour un besoin légitime: la réforme de la société? L'irritation que lui a causée la résistance l'a poussée jusqu'au sang et à l'anarchie. Et Napoléon, quand il est venu, il est venu nous apporter ce dont nous avions besoin: l'ordre et la victoire. Eh bien, comment a-t-il fini? L'ordre, il l'a fait dégénérer en despotisme; la victoire, elle s'est terminée par la défaite, et, après Marengo et Austerlitz, il y a eu Leipsick et Waterloo.

• La Restauration, elle avait aussi une idée qui avait sa justesse quand elle est venue, après trente ans de révolution, dire à la France: «Je vous apporte la stabilité. » Ce principe de la stabilité, elle le voyait dans la légitimité, et cela méritait d'être pris en considération. Qu'en a-t-elle fait avec le temps? Elle en a fait l'art. 14 de la Charte. Elle s'est infatuée de ses droits, elle a cru qu'elle pouvait briser nos institutions avec sa légitimité.

«Vous le voyez, tous ces gouvernements ont bien commencé, ils ont mal fini. Ne vous en étonnez pas: c'est dans le cœur humain, c'est dans la nature des choses. Ils ne faut pas s'en indigner, il faut y pourvoir.

Et les oppositions! Permettez-moi aussi de dire la vérité aux oppositions. Que leur arrive-t-il? Le jour où un gouvernement commence, dans la vivacité, dans l'ardeur de leurs sentiments, elles lui reprochent le premier jour tout ce qu'il méritera plus tard. Les émigrés disaient à l'Assemblée constituante tout ce qu'aurait mérité la Convention: le Tribunat disait à Napoléon, dès les premiers jours, tout ce qu'il aurait mérité en 1815, et l'opposition de la Restauration, ne l'avons-nous pas vue, dès 1815, dès les premiers jours, dire à la Restauration qu'elle violaît la Charte même avant qu'elle y pensat. Alors il arrive que les oppositions ne sont plus crues quand elles auraient besoin de l'ètre, parce qu'elles ont accusé trop tot et trop vivement.

Ce qui est arrivé à tous les gouvernements vous arrive à votre tour. Vous avez commencé par une idée juste, à laquelle j'ai adhéré: c'est la prudence et le ménagement de tous les intérêts.

• Vous veniez après la Révolution, qui avait poussé l'esprit de liberté jusqu'au sang et à l'anarchie, après l'Empire, qui avait poussé l'esprit de conquête jusqu'à la folie, après la Restauration, qui avait poussé l'esprit de légitimité jusqu'à l'art. 14; il était tout naturel que votre principe ne commit aucune de ces fautes, que vous eussiez de la prudence, que vous voulussiez ménager tous les intérêts. Mais ce principe de prudence, de ménagement des intérêts, qu'en avez-vous fait? Je ne veux pas vous blesser, mais mon droit est de vous le dire, la prudence, vous l'avez poussée jusqu'à la faiblesse.

Et quant au ménagement des intérêts, savez vous où vous l'avez poussé? vous l'avez poussé jusqu'à la déification des intérêts!

.

• Et l'opposition, parce qu'elle vous a dit tout cela trop tot, vous ne la croyez plus! c'est-à-dire que l'opposition on ne la croit plus quand elle aurait surtout besoin d'être crue, quand le gouvernement commence à faillir. »

L'opposition ne serait donc pas un secours, et c'est ainsi que, sans trouver de digue, le gouvernement continuerait lentement sa marche vers la contre-révolution.

Ici, M. Thiers examinait la mesure en elle-même et les moyens proposés. On ne demandait pas la limitation du nombre des fonctionnaires, le seul moyen de choisir étant le tirage au sort, moyen peu convenable. Restaient les exclusions: la loi porte déjà celle des préfets et des comptables. Or, les préfets sont obligés d'adhérer non-seulement à la politique générale du gouvernement, mais aux nuances de cette politique; de plus, leur travail est de tous les jours Cette situation double, ne la retrouvait-on pas dans les membres du parquet? L'exclusion des membres de l'administration centrale ressortait également de cette théorie, proclamée à propos d'une destitution récente, que ces fonctionnaires sont tenus d'adhérer à toutes les nuances de la politique ministérielle. L'exclusion des ingénieurs dérivait encore d'un autre principe, la nécessité de la résidence. Enfin, la mesure posait deux principes de morale administrative: le premier, qui veut que les fonctionnaires députés ne parcourent pas deux degrés de la hiérarchie à la fois; le second, qui consiste à empêcher que les députés non fonctionnaires ne puissent devenir fonctionnaires par la Chambre. Y avait-il là quelque chose d'excessif?

La grande objection faite à la mesure était celle-ci : ce це sont pas quelques individus qu'on veut attaquer dans la Chambre; les attaques portent plus haut, elles vont jusqu'à la royauté. Ah! s'écriait l'orateur, ces royalistes nouveaux si ardents au

« PrécédentContinuer »