Druses ne l'endurassent que très - partiellement. Les bourreaux avaient conservé tous les moyens de nuire : il n'y avait eu de désarmé que les victimes. Là où la population décimée des Maronites ne correspondait plus depuis longtemps aux états de 1840, on exigeait le même nombre de fusils que si le nombre des hommes n'eût pas diminué; là où les Druses possédaient les armes des vaincus, il avait fallu que ceux-ci les rachetassent à leurs vainqueurs. Enfin, le chiffre d'armes établi à l'avance n'étant pas atteint, l'autorité turque avait lancé sur ces malheureux des troupes régulières qui, avec l'aide des Druses, avaient commis des horreurs inimaginables. Ainsi les Druses, qu'on prétendait désarmer, avaient servi de complices aux Turcs contre les chrétiens. Pour prouver ce triste état de choses, s'il y avait besoin de le prouver, l'honorable pair citait l'aveu curieux fait, peu de temps auparavant, dans un banquet, à Édimbourg, par le commodore Napier, celui-là même qui avait été le principal auteur de l'expulsion de Mehemet-Ali de la Syrie, et qui avait figuré en première ligne au bombardement de Beyrouth, en 1840. Voici les paroles du commodore : • Le gouvernement nous a envoyés en Syrie pour délivrer cette province de Mehemet-Ali; mais je regrette d'avoir à déclarer que les habitants de la Syrie sont tombés sous un despotisme dix mille fois pire. La plus grande douleur de ma vie est d'avoir contribué à chasser de la Syrie le pacha d'Égypte et d'avoir aidé les Turcs à établir, parmi les chrétiens du Liban, ce dernier et noble débris du christianisme asiatique, le gouvernement le plus infâme qui ait jamais existé. » Ce malheureux peuple, catholique depuis les croisades, se voyait aujourd'hui menacé dans sa foi, dans son existence : il allait être forcé ou de mourir tout entier, ou de renoncer à la foi catholique pour l'islamisme ou pour le schisme grec, qui, au moins, lui assurerait la protection de la Russie. La protection de la France sur ce peuple, protection toute traditionnelle, privilége glorieux de notre pays, n'était autre chose, l'orateur le rappelait, que la protection même de L'intérêt français; le catholicisme et l'intérêt de la France sont identifiés en Orient; et si l'Angleterre protége les Druses, si le consul anglais de Beyrouth, le colonel Rose, cherche, par les calomnies les plus odieuses, à exciter l'animadversion de ses compatriotes contre les Maronites, c'est que ces derniers se regardent presque comme Français. Quelle pouvait être l'origine de l'abaissement de l'influence si nécessaire de la France en Syrie? M. le comte de Montalembert la voyait dans un système de condescendance exagérée, de confiance aveugle dans les bonnes dispositions du gouvernement turc. Cet optimisme fatal est fondé sur cette idée qu'avec trop de vigueur on courrait le risque de compromettre la dignité du gouvernement ottoman: mais fallait-il lui sacrifier la dignité du gouvernement français ? Il y a, ajoutait l'honorable orateur, il y a en Turquie deux écoles en présence : l'école de la réforme, du progrès, de la civilisation, et l'école du vieux fanatisme turc; la première y est représentée par un homme illustre et justement estimé, ReschidPacha, actuellement à la tête de l'administration. Mais, à côté de lui, derrière lui, sont des hommes animés par l'esprit de fanatisme et d'oppression, qui, comme Chekib-Effendi, se dédommagent des humiliations nombreuses qu'a subies la Porte vis-à-vis de certaines puissances voisines en faisant peser de tout son poids l'ancien joug sur les sujets chrétiens de la Turquie. M. le comte de Montalembert se demandait, en terminant, quel serait le moyen le plus efficace pour arriver à un meilleur état de choses. C'était, selon lui, le rétablissement de l'émir Béchir, ou au moins d'un prince de la famille Schehab. Mais, quelque moyen que l'on employat, il fallait, sans tarder, relever le nom de la France discrédité en Orient, rassurer les intérêts français compromis en Syrie. Le brillant discours de M. le comte de Montalembert appelait à la tribune M. le ministre des affaires étrangères. Il y monta (12) pour expliquer la situation de la diplomatie française en Orient. Et d'abord M. Guizot répondit au reproche que M. de Montalembert avait adressé à la diplomatie française de s'inquiéter trop peu des questions de pure humanité. Depuis quinze ans, depuis trente ans, ces questions avaient été, en Orient, l'objet de sa préoccupation la plus sérieuse. La Grèce avait été sauvée par nos armes, et notre diplomatie avait soutenu ses libertés constitutionnelles comme son indépendance. A Constantinople, la faculté du retour tranquille et sans périls à la foi chrétienne avait été récemment conquise par nos efforts sur le fanatisme ottoman. La protection, l'amitié de la France avaient été acquises aux réformateurs modérés, éclairés, qui avaient voulu introduire en Turquie quelque chose de la justice et de la civilisation européennes. En 1830, en 1845, la France avait fait d'utiles efforts pour réprimer efficacement la traite des nègres. Enfin, c'était aux efforts du gouvernement français que ces chrétiens de la Chine, si éloignés, si oubliés, devraient une liberté, une sécurité nouvelle dans ce lointain Orient. Quand on parlait d'humanité, pouvait-on oublier ou calomnier les efforts d'hommes tels que MM. de Broglie, de Sainte-Aulaire, de Bourqueney, Piscatory, de Lagrené, l'amiral de Rigny, l'amiral Cécille? Mais, ajoutait M. le ministre, il était vrai que le gouvernement et la diplomatie sont obligés, en de telles affaires, d'aller moins vite que l'opposition, qui n'a qu'à désirer, dont les discours sont les seules actions, et qui ne répond pas de leurs conséquences. Et ici, dans quelques remarquables phrases, M. Guizot traçait, avec ce haut esprit pratique qui le caractérise, les devoirs et les difficultés de la diplomatie: « Le gouvernement, la diplomatie ont des devoirs plus sévères et plus diffi-. ciles à remplir. Avant d'entreprendre, il faut qu'ils soient sûrs d'avoir nonseulement raison, mais chance de succès. Quand ils ont entrepris, ils sont condamnés à réussir. Il ne leur suffit même pas de réussir, il faut que leur succès, dans une cause particulière, n'altère pas, ne trouble pas la politique générale de leur pays. Il y a tel succès partiel qui peut être une faute, un revers Le gouvernement, la diplomatie sont condamnés à éviter ces revers et ces fautes. Il n'est pas étonnant qu'ils y regardent de très-près, qu'ils ne s'engagent qu'à bonnes enseignes dans les voies où on les pousse. Sans doute il est de leur devoir d'écouter et de consulter l'impression publique, il est de leur devoir de se laisser quelquefois pousser par elle; il est aussi quelquefois de leur devoir de lui résister. Il y a de généreuses fantaisies qui ne peuvent pas passer dans la pratique des affaires; il y a de nobles chimères dont les gouvernements sont obligés de se défendre, car ils sont condamnés à réussir, et s'ils ne réussissent pas, c'est leur pays, c'est la politique de leur pays qui porte la peine et qui paye les frais des chimères vainement pour suivies,> On s'était plaint de ne voir, ni dans le discours de la couronne, ni dans l'Adresse, aucune phrase relative aux affaires du Liban. Mais de pareilles manifestations auraient pu nuire à la cause qu'on voulait faire triompher. La question de Syrie était en crise: toute publicité, toute communication de pièces qui aurait pu causer à Constantinople des impressions défavorables, eût nui au résultat si désiré. Après ces préambules, M. le ministre entrait au cœur de la question de Syrie et en traçait ainsi l'historique : Lorsque la Syrie, en 1840, était rentrée, par un résultat de la force, sous la domination de la Porte, à l'instant mème on avait vu poindre à Constantinople, sur les affaires du Liban, deux desseins: le dessein ture, qui était d'abolir les anciennes institutions du Liban, l'ancienne et unique administration chrétienne de cette contrée; et, à côté, le dessein français, ou plutôt chrétien, celui de rétablir l'ancienne administration du Liban, les priviléges traditionnels de ces populations, l'administration unique et chrétienne. Pour faire prévaloir ce dernier, la situation de la France n'était pas faite en 1840. Cependant, dès le premier jour, on avait indiqué ses intentions à la Porte. Après l'éloignement de l'émir Béchir, l'émir Kassel, pris dans la mème famille, avait manqué de pouvoir et de force, et les désordres avaient éclaté entre les Druses et les Maronites. La Turquie avait vu, dans cette rivalité des deux races, le moyen de poursuivre son idée de domination absolue. Des gouverneurs avaient été envoyés de Constantinople dans le Liban, Mustapha-Pacha d'abord, Omar-Pacha ensuite. La France nes'y était pas trompée; elle avait protesté.. Au milieu de cette lutte, l'idée assez naturelle d'un moyen terme s'était élevée : on avait cherché une transaction. La proposition première était venue du cabinet autrichien. Elle consistait en une administration druse pour les Druses, en une administration maronite pour les Maronites. Dès le premier moment, le gouvernement français avait manifesté ses doutes sur la bonté d'une pareille transaction; il en avait pressenti le vice fondamental. Mais le terrain perdu ne se regagne pas en un jour. L'idée était spécieuse : elle accordait en principe се que demandait la France pour les races diverses, une administration indigène, nationale, conforme à leur origine et à leur religion. On l'accepta, mais seulement à titre d'expérience provisoire: elle fut mise en pratique au commencement de 1843. Appliquée avec douceur par Essad-Pacha dans les districts chrétiens, la transaction rencontra des difficultés sérieuses dans les districts mixtes, dont l'organisation était toute féodale. Les cheiks druses, chefs d'une bourgade où se trouvaient des populations chrétiennes, avaient traditionnellement, sur ces populations, certains droits de juridiction, à titre de seigneurs féodaux de la terre. Pour appliquer la transaction, il fallait enlever les vassaux chrétiens à l'autorité féodale de leurs seigneurs druses. Il fallut ajourner par prudence. Enfin, en 1845, on réussit à faire classer parmi les districts chrétiens un district nombreux qu'on avait voulu laisser sous l'administration turque; puis on fit décider que, dans les districts mixtes, dans toute tribu, dans tout villege où il y aurait des chrétiens, sans aucune acception des droits féodaux, les chrétiens seraient. placés sous l'autorité locale d'un magistrat, ou vekil, chrétien. Les Druses, se voyant ainsi dépouillés de leur autorité sur leurs paysans, trouvèrent là un prétexte de faire éclater leurs sentiments d'inimitié contre la population chrétienne. L'insurrection d'avril 1845 ouvrit une nouvelle série de désastres. En |