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COUR DE CASSATION.

La femme reléguée par son mari dans une maison où il n'habite pas avec elle a-t-elle une action contre lui pour le contraindre en justice à lui fournir l'entretien convenable, jusqu'à ce qu'il se réunisse à elle? (Rés. aff. ). Cod. civ., art. 214.

LE SIEUR D'AUBREMÉ, C. La Dame Vestraeten soN ÉPOUSE.

Les devoirs réciproques des époux sont sagement réglés par le Code civil. Ils se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance. Le mari, en sa qualité de chef de l'union conjugale, doit protection à sa femme, et celle-ci lui doit obéissance. Mais lorsque la protection dégénère en tyrannie; lorsque celui à qui la loi a confié l'autorité en abuse; lors"qu'une volonté bizarre, capricieuse, dicte les actes de celui dont l'empire doit être dirigé par la raison et tempéré par des sentimens d'affection, la femme ne saurait être forcée de subir les lois qu'il veut lui imposer. Les tribunaux ont, dans ce cas, le pouvoir d'intervenir pour réprimer les injustices du mari, pour rétablir toutes choses dans leur état légitime, comme le disait M. Portalis, en présentant au Corps législatif la loi sur le mariage.

Le sieur d'Aubremé, épris d'une vive passion pour la demoiselle Vestraëten, la cimenta par les nœuds du mariage. Mais dès les premiers temps de leur union la division éclata entre eux. La présence de sa femme lui devenant insupportable, il l'abandonna et lui proposa une séparation volontaire. Dans un traité en date du 8 messidor de l'an 12, il s'obligea à lui founir une pension annuelle de 2,000 florins, et à payer le loyer de son habitation. Il fut donné pour motif à cette convention la nécessité d'absences fréquentes du sieur d'Aubremé pour ses affaires. Celui

ci remplit mal ses engagemens; cependant il jouissait des revenus de son épouse, qui étaient loin d'être absorbés par la somme promise, et il persistait dans la résolution de ne pas vivre avec elle..

La nullité de l'acte ne laissant à la dame d'Aubremé aucun moyen d'exécution, elle employa la voie de la négociation auprès de son mari, qui parut se rendre à ses instanees. Il loua une maison à Louvain; il la meubla, et notifia à son épouse qu'il se proposait d'y établir sa résidence, de l'y recevoir, et de l'y traiter convenablement. La dame d'Aubremé se rendit au domicile qui lui était indiqué; mais, au lieu de son mari, elle y trouva une espèce d'intendant chargé de faire la dépense et au pouvoir duquel elle était subordonnée, homme diffamé, et dont la justice la délivra en lui faisant • subir la peine due à ses crimes.

Le sieur d'Aubremé la laissa dans ce nouvel asile presque sans secours. Ainsi délaissée aux prises avec le besoin, tandis que la majeure partie de la fortune de son mari provenait des biens qu'elle lui avait apportés, elle le fit assigner devant ●le tribunal civil de Bruxelles, pour le faire condamner à lui payer une pension de 6,000 francs pendant tout le temps qu'il lui plairait de vivre éloigné d'elle, sous l'offre d'imputer les faibles sommes qu'elle avait reçues. Le sieur d'Aubremé la soutint non recevable dans son action; il offrit en même temps de l'entretenir comme il l'avait toujours fait, promettant de se rendre à son domicile à Louvain dès que ses affaires le lui permettraient. Ces offres furent accueillies par un jugement du 28 brumaire an 14.

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La dame d'Aubremé en appela devant la Cour de Bruxelles, où il intervint un arrêt le 30 août 1806, qui déclara les offres de l'intimé non satisfactoires, le condamna à aller rejoindre son épouse au domicile par lui indiqué à Louvain; sinon, et jusqu'à ce qu'il habite ledit domicile, ou tout autre convenable dans lequel il serait tenu de recevoir sadite épouse, à lui payer une somme annuelle de 5,000 fr. à partir du 8 messidor an. 12, sur laquelle elle déduirait ce qu'elle avait reçu

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de son mari, et ce qu'elle avait perçu ou pu percevoir par elle-même, et le condamna en outre à payer le loyer de la maison. Les motifs de cet arrêt sont fondés sur ce que « la « réciprocité des devoirs des époux est établie par la nature << du contrat qui les unit; que ceux qui sont prescrits par les << art. 212 et 213 du Code civit sont fondés sur la vie com<< mune des conjoints, et n'auraient plus aucun objet s'il était « loisible à l'un d'eux d'abandonner l'autre ou de vivre sé– « parément; que si, suivant l'art. 214, la femme est obligée « d'habiter avec le mari, celui-ci est obligé de la recevoir, <«< ce qui démontre la nécessité d'une demeure commune, ou « plutôt d'une existence' indivisible; Que l'intimé avait bien désigné un domicile à Louvain, mais qu'il ne s'y était « pas rendu, et qu'il y avait même placé son épouse sous la « censure et l'autorité d'un étranger, et que cette désignation « n'avait été jusqu'à présent qu'un acte feint et simulé; — « Que sa conduite tendait à éluder les devoirs qui lui étaient imposés par l'union conjugale, et qu'il invoquait inutile«ment les principes de la puissance maritale, tandis qu'il « profanait la loi du mariage : d'où il suivait qu'en deman«< dant que son époux vînt la rejoindre dans son domicile, l'appelante avait fondé son action dans les obligations qui << sont attachées au mariage, et qui sont également récipro« ques; ➡ Que, si l'intimé abandonne son épouse et son do<< micile, il ne pouvait être dispensé de fournir aux besoins « du ménage, tant qu'il n'irait pas lui-même le gouverner et « exercer personnellement l'autorité que la loi ne lui accorde qu'à condition d'en remplir les devoirs, etc........ ».

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Dans la vue de se soustraire à l'exécution de cet arrêt, le · sieur d'Aubremé déclara à sa femme, par acte trajudiciaire, qu'il avait définitivement fixé son domicile à Angers, et la sommait de venir l'y joindre, au bénéfice de l'offre qu'il faisait de l'y recevoir et de fournir à ses besoins suivant son état et ses facultés. La dame d'Aubremé soutint que le dire consigné dans cet acte était insuffisant, et que son mari devait prouver qu'il avait en effet un domicile établi et un mé

nage monté. Les parties retournèrent en cet état devant la Cour de Bruxelles, qui rendit, le 3 janvier 1807, un second arrêt par lequel elle déclara les nouvelles offres du sieur d'Aubremé non recevables, et ordonna l'exécution de son précédent arrêt, jusqu'au jour où il aurait justifié sa résidence à Angers.

Pour satisfaire à ce nouvel arrêt, le sieur d'Aubremé fit signifier à son épouse l'acte de bail de la maison qu'il habi'tait'; la déclaration par laquelle il fixait son domicile à Angers; son inscription sur l'état des citoyens domiciliés; un acte authentique contenant la déclaration de plusieurs personnes notables, et constatant qu'il habitait réellement la maison désignée, et qu'elle était convenablement meublée pour recevoir sa femme et sa fille. Il l'assigna en même temps devant la Cour de Bruxelles, pour voir ordonner qu'elle serait tenue d'aller l'y rejoindre, et pour le voir décharger des condamnations éventuelles prononcées contre lui par les deux arrêts précédemment rendus. La dame d'Aubremé soutint que son mari devait être déclaré non recevable dans sa nouvelle demande, tandis qu'il n'aurait point satisfait aux condamnations prononcées contre lui par le paiement effectif de la pension de 5,000 fr. qu'il était tenu de lui fournir pour le passé, et à dater du 8 messidor an 12 jusqu'au jour où il avait fait les justifications exigées de lui par l'arrêt du 3 janvier 1807. Elle ajoutait qu'elle avait à régler avec ceux qui l'avaient logée, nourrie et entretenue, elle et sa fille, à Louvain; qu'il fallait pourvoir aux frais de leur voyage, ce qui lui devenait impossible jusqu'à ce que son mari lui eût payé les arrérages de sa pension; enfin que, tant que celui-ci ne remplirait pas ses obligations envers elle, il ne pouvait exiger qu'elle remplît les siennes. Cette défense de la dame d'Aubremé fut favorablemet accueillie par la Cour de Bruxelles, qui rendit, le 19 février 1807, un troisième arrêt par lequel elle déclara le sieur d'Aubremé non recevable quant à présent dans sa demande.

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Le sieur d'Aubremé se pourvut en cassation de ces trois ar

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rêts, pour fausse application et pour violation de l'art. 214 du Code civil. Il prétendit qu'il n'appartenait pas à épouse de se constituer l'arbitre dés causes qui pouvaient exiger son absence du domicile conjugal, qu'il n'en devait compte ni à elle ni à la justice, et qu'elle n'avait pas le droit de l'y rappeler; que le pouvoir marital qu'il tenait de la loi le rendait seul juge du besoin de sa présence ou de son absence, et qu'il pouvait à sou gré prolonger l'une ou l'autre, suivant qu'il estimait que ses affaires pouvaient l'exiger; que c'était intervertir l'ordre établi par la loi que d'attribuer à la femme, qui est obligée de suivre son mari, le droit de le rappeler auprès d'elle, sous peine d'être tenu de lui fournir une pension; que cette dernière disposition de l'arrêt du 30 août 1806 portait encore atteinte au pouvoir du mari, déclaré par la loi maître absolu des revenus communs, dont il lui est libre de disposer comme il l'entend, sans être obligé d'en faire connaître l'emploi ; et qu'elle ne blessait pas moins son autorité, en assurant à sa femme une indépendance contraire à l'ordre public et à la nature même du mariage. Enfin, il 'reprochait à l'arrêt du 19 février 1807 de le constituer en état de séparation nécessaire avec sa femme, puisqu'il faisait dépendre leur réunion du paiement d'une somme qu'il était dans l'impuissance de se procurer.

M. Jourde, substitut du procureur-général, justifiait dans ses conclusions l'arrêt attaqué, qui ne lui paraissait violer ni l'art. 214 ni l'art. 213 du Code civil. Sans doute, at-il dit, les tribunaux ne doivent pas entraver l'autorité maritale, ni accorder a la femme une indépendance que la loi lui refuse; mais ils peuvent, comme l'observait M. Portalis au Corps législatif, en lui présentant le titre du Code relatif au mariage, régler l'exercice de cette puissance qui lui a été confiée pour le bonheur de sa compagne, et non pour son tourment, dont il doit user dans les vues de la loi, et jamais abuser. Cet abus, quand il est porté à un certain point, est donc susceptible de fixer les regards de la justice, dont

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