Or, si la Russie n'avait eu pour but, du côté de l'Occident, que de se former un boulevart imposant sur la ligne de la Vistule, par l'absorption de la Pologne son ancienne rivale, ce but était atteint depuis Catherine; et l'acquisition actuelle du duché de Varsovie avait de quoi surpasser les vœux des héritiers de cette fière souveraine. Dès-lors les monarques russes, entraînés par une pente de dix siècles, pouvaient aller chercher en Asie les élémens d'un empire oriental destiné à balancer l'empire occidental d'un nouveau Charlemagne; ils pouvaient partager le monde entre eux et la dynastie de Napoléon. Mais en continuant à revendiquer la dictature des États du Nord, on annonçait une évidente prétention à la suprématie européenne, ambitionnée et regardée comme possible sous Catherine et depuis Pierre-le-Grand. Dès-lors il était impossible d'éviter une prise corps à corps avec la France, qui s'avançait irrésistiblement dans la même direction politique, et à qui vingt ans de victoire avaient déjà soumis toutes les contrées sur lesquelles s'était jadis étendu le sceptre conquérant du fils de Pépin. Tel est l'ensemble des causes générales qui dans un temps ou dans l'autre rendaient inévitable une guerre décisive avec la Russie. Venons maintenant aux causes particulières et plus prochaines qui déterminèrent l'expédition en 1812, et la firent malheureusement coïncider avec un des plus terribles hivers que la Russie elle-même puisse connaître. Ces causes particulières ne furent que des suites forcées du système continental. L'empereur Alexandre l'avait accepté de plein gré, et il avait été imposé aux autres puissances alliées de Napoléon. Mais un système pénible et onéreux n'est jamais voulu jusqu'à ses dernières conséquences que par celui qui l'inventa ou au profit de qui il fut inventé. Du reste, accepté par la peur, ou adopté par la complaisance, les autres s'arrêtent en chemin. C'est ce qui arriva du système continental. Rigoureusement et universellement exécuté, il pouvait amener la ruine commerciale de la Grande-Bretagne: mais que d'immenses difficultés s'opposaient à son exécution! Dans cette lutte contre les besoins des localités, les habitudes et les passions des hommes, Napoléon fut trahi par ceux mêmes qui avaient le plus d'intérêt à embrasser ses vues, par ses propres frères qu'il avait donnés pour rois à la Hollande et à la Westphalie. Pour s'attirer l'affection de leurs nouveaux sujets, ces nouveaux souverains fraudèrent le système. Alors Napoléon étendit la main sur les pays et les rivages qu'il leur avait confiés, et de là, de proche en proche, la nécessité de ses nouvelles usurpations depuis le traité de Schoenbrunn. L'année 1810 avait commencé par l'incorporation du Hanovre au royaume de Westphalie. Le 16 février de la même année, la ville de Francfort et son territoire, érigés en grand-duché, furent donnés au prince primat de la Confédération du Rhin, et par substitution à Eugène Beauharnais. Le traité de Paris du 16 mars 1810 réunit à la France le Brabant hollandais, la Zélande, une partie de la Gueldre, et ne laissa plus au reste de la Hollande qu'une ombre d'indépendance. En outre, à la fin de la même année, les pays situés sur les côtes de la mer du Nord, avec les villes libres de Brémen et de Hambourg, ainsi que le duché de Lauenbourg et la ville de Lubeck sur la mer Baltique, furent également réunis à l'empire français. Par ces diverses incorporations, la nouvelle ligne des frontières, rompant les limites na turelles, traversant les rivières et les territoires, enlevait aux provinces du milieu et du midi de l'Allemagne toute communication avec la mer du Nord: elle franchissait l'Elbe, séparait le Danemarck de l'Allemagne, et longeant la Baltique, allait presque rejoindre la ligne des forteresses prussiennes occupées par la France sur les rives de l'Oder. Napoléon, expliquant à son sénat les motifs de ces grandes mesures politiques, et, puisqu'il faut le dire, de ces grandes injustices, disait, le 10 décembre 1810 : « Les arrêts publiés par le conseil britannique en 1806 et 1807 ont déchiré le droit public de l'Europe. Un nouvel ordre de choses régit l'univers. De nouvelles garanties m'étant devenues nécessaires, la réunion des embouchures de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l'Ems, du Weser et de l'Elbe à l'empire, l'établissement d'une navigation intérieure avec la Baltique, m'ont paru être les premières et les plus importantes. J'ai fait dresser le plan d'un canal qui sera exécuté dans cinq ans, et qui joindra la Baltique à la Seine. Des indemnités seront données aux princes qui pourront se trouver froissés par cette grande mesure que commande la nécessité, et qui appuie sur la Baltique la droite des frontières de mon empire. » Les États du duc d'Oldenbourg avaient été englobés dans la prise de possession du littoral de la mer d'Allemagne. Ce prince réclama la protection de l'empereur de Russie, chef de sa maison. Alexandre ayant réclamé avec vivacité, une négociation fut entamée entre les ministres des deux puissances. Napoléon offrait d'indemniser le prince évincé, par le don de la ville et du territoire d'Erfurt, avec la seigneurie de Blankenhaym, pays qui n'avaient pas cessé d'être occupés par les Français depuis la paix de Tilsitt; cette proposition ne fut accueillie qu'avec indignation par le duc ; et l'empereur de Russie, de son côté, protesta contre l'usurpation faite sur son parent (1). Mais s'il (1) Voici la note qu'Alexandre adressa aux diffé rentes cours : « S. M. I. de toutes les Russies a appris avec surprise que S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, son allié, donnant par un sénatus-consulte de nouvelles limites à son empire, y a compris le duché d'Oldenbourg. S. M. a exposé à l'attention de l'empereur son allié, comme elle le fait à celle de l'Europe entière, |