attrait de l'infini, elle porte ou elle ne porte pas le jugement vrai qui va de tout fini à l'Infini (1). Le P. Gratry retrouve cette distinction dans l'éternelle lutte des philosophes et des sophistes, et les montre appliquant également l'induction, ceux-ci pour courir au néant, ceux-là pour monter à l'Infini. Il interroge d'abord les philosophes: Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Descartes, Pascal, Malebranche, Fénelon, Leibnitz, Bossuet, et enfin Pétau et Thomassin, deux religieux trop peu connus et dont il relève la supériorité, passent ainsi sous les regards, s'éclairant mutuellement d'une nouvelle lumière et réalisant le mot de l'un d'entre eux: «Tous les sages n'ont qu'une voix (Platon). » Il se trouve que les deux plus grands génies de l'antiquité représentent les deux procédés de l'esprit humain : Aristote, le syllogisme, et Platon, l'induction. De là les différences qui marquent leurs doctrines. Ce n'est pas que, par des voies diverses, ils n'arrivent aux mêmes résultats. Tous deux ils entendent dans l'âme cette voix divine, que Socrate appelait son démon; tous deux ils s'élèvent du bonheur passager de l'homme au bonheur éternel de Dieu; ce que Platon nomme l'élément divin, le principe immortel de l'âme, Aristote l'appelle l'attrait du désirable et de l'intelligible, et, si Platon découvre cette région supérieure par où Dieu tient suspendue la racine de l'âme, Aristote parle de ce principe, auquel sont suspendus le ciel et la nature. Mais Platon s'élève à ces vérités par une sorte d'intuition soudaine; Aristote n'y arrive qu'en traînant la longue chaîne de ses déductions; il prétend introduire le syllogisme dans un ordre de connaissances, où le raisonnement risque d'entraîner l'erreur, et prête à ses découvertes un caractère abstrait, qui décourage la pensée et repousse le cœur. Platon, au contraire, rassemble et intéresse toutes les forces de l'âme; il anime des feux de son génie les théories les plus profondes, et par la beauté de ses allégories, par un gracieux mélange d'ironie et de sévérité, de sentiment et de logique; par l'attitude de ces personnages, dans lesquels chacun de nous peut reconnaître son portrait ou son modèle, un Alcibiade qui ne doute de rien, un Gorgias qui doute de tout, un Socrate qui parle avec sérénité de la mort, il captive à la fois l'imagination et la raison, le cœur et l'esprit; il unit sans cesse la morale à la métaphysique, et on se retire de ses enseignements instruit et enchanté. Platon se continue dans saint Augustin et Aristote dans saint Thomas d'Aquin, comme la raison se continue dans la foi. Arrivé à ce terme, d'où la raison, suivant un mot de M. RoyerCollard, doit dériver l'ignorance, Platon entrevoit un monde où il (1) T. I, p. 67. ne peut entrer, et il s'écrie : « Qui nous dira ces choses, si un envoyé du ciel ne vient nous les révéler. » L'envoyé est venu: Dieu lui-même est descendu sur la terre; il a uni la raison divine et la raison humaine, et par là, dit saint Thomas, il a rendu celle-ci plus lumineuse. Ainsi se mesure la distance qui sépare l'antiquité du christianisme. La foi change en réalités les rêves sublimes des philosophes, et, en répandant ses clartés sur les vérités qu'ils ont découvertes à travers tant d'incertitudes et de nuages, elle les rend plus précises et plus populaires. Saint Thomas rappelle, il est vrai, les formes d'Aristote; mais le christianisme n'éclaire pas seulement, il échauffe, et, jusque sous les raisonnements du Docteur angélique, on sent vivre cette charité, sans laquelle les dons du Saint-Esprit demeurent stériles: si quis habet omnia dona Spiritus sancti, absque charitate, non habet vitam (1). » C'est ainsi que, renversant cette archesainte dans laquelle Descartes avait placé les vérités de la foi, il les livre aux sarcasmes de Voltaire et aux blasphèmes de Diderot; c'est ainsi qu'après Locke it enseigne le scepticisme, et fait de ces idées, dans lesquelles Bossuet avait vu la lumière de Dieu, un produit de la sensation; c'est ainsi qu'avec Helvétius il enferme tout l'homme dans les sciences physiques, et qu'achevant avec d'Holbach de Fégaler aux bêtes, il proclame l'athéisme. Si des théories on passe aux applications, on voit les révoltantes doctrines de Hobbes remplaçant la politique de Fénelon, la souveraineté du peuple, que Bossuet avait combattue dans Jurieu, célébrée par Rousseau! De même que la société du XVIIe siècle se groupe avec toutes ses gloires, autour du trône incontesté de Louis te Grand, la France, égarée hors de ses voies, donne licence à tous les sophismes et raison à tous les crimes, et s'engage dans ces alternatives de servitude et d'anarchie qui durent encore. Génie extraordinaire, rassemblant en lui-même toutes les connaissances humaines, il n'épuise ainsi la science que pour se rapprocher de Dieu; et si, après avoir déterminé ce procédé qui saisit, dans les créatures, les traces de perfection pour les attribuer sans limites (via negationis) au Créateur, il pratique de préférence le syllogisme, «ce n'est pas, comme le remarque le P. Gratry, le syllogisme appliqué aux données des sens, ni aux notions abstraites, mais le syllogisme appliqué aux idées. Il y a là, selon Platon, toute la différence des deux régions du monde intelligible, et, selon saint Augustin, toute la différence du ciel et de la terre. Saint Thomas d'Aquin raisonne dans le (1) De Charitate, t. XV, p. 241. ciel, non sur la terre; il déduit du ciel, non de la terre (1). Si maintenant, renversant l'ordre chronologique, on revient à saint Augustin, si on songe que l'admirable légende de Platon est l'histoire même du saint docteur, si on le voit passer, comme les captifs de la caverne, des ténèbres aux ombres de lalu mière, et des ombres de la lumière à la lumière elle-même, on comprendra sa supériorité sur la sagesse antique. Ces tristesses d'une âme qui, au milieu de ses égarements, conserve la mémoire du bien, ces élans, ces chutes, cette présence de Dieu, il a tout ressenti; et ce n'est pas seulement la foi, c'est sa propre expérience qui lui apprend ces vérités. Aussi quelle vie dans ses descriptions! quelle profondeur sous ces accents enflam més! Et comme on sent, à travers cette admirable poésie, l'âme de ce grand saint ravie tour à tour de douleur et de joie, au souvenir de ses fautes et à la pensée de l'amour divin! « Qu'on lise saint Augustin dans la période poétique de la première jeunesse, dit le P. Gratry. Si l'âme est belle, elle y trouvera quelque attrait, parce qu'il n'y a rien de plus complet que се génie, et que la sève sacrée de la haute poésie y déborde par+ tout. Mais on n'entendra rien à sa science, parce qu'on n'a pas de science; on ne sentira rien à son amour, parce qu'on n'a pas d'amour, ou que l'amour qu'on a est d'un autre ordre. Que l'on reprenne saint Augustin vingt ans plus tard, quand l'âme s'est développée, - car si elle s'est éteinte on ne le reprend pas, qu'on le relise après avoir vécu, cherché, souffert, et travaillé pour la justice et pour la vérité, alors on connaîtra cet esprit et cette âme qu'on n'avait pas connus; on s'étonnera d'avoir lu sans comprendre et regardé sans voir; on verra la vie sous les mots; et si parfois, on a soi-même entrevu la lumière, si on a possédé la sagesse pendant une heure, c'est cette sagesse et cette lumière dont on retrouve toutes les vertus, tous les rayons (1). Il semble que de saint Augustin ou de saint Thomas à Descartes, il y ait un abîme. Et pourtant, Fénelon observe que Descartes se trouve tout entier dans saint Augustin; c'est assez dire qu'il est dans la vérité. Descartes résume la preuve de l'existence de Dieu dans cette phrase que le P. Gratry appelle si bien la prière naturelle : « Je sens que je suis un être borné qui tends et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je suis. Tel est le fonds de toute sa philo+ sophie. On ne connaît Descartes que par les singulières lonanges des rationalistes et par les accusations emportées dont M. de Lamennais, en ce siècle, a le premier donné l'exemple. Le (1) Т. I, p. 278. (2) T. I, p. 259. P. Gratry replace ce grand maître en son vrai jour; il l'arrache aux mains de ses flatteurs comme à celles de ses ennemis pour le rendre au Christianisme. Non, Descartes ne fut ni le fondateur de la philosophie ni le promoteur du scepticisme; il ne mérite Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Chrétien soumis, redoutant singulièrement, ainsi que le remarque Bossuet (1), les censures de l'Eglise, il tente de prouver que la Raison n'a d'autre terme que la Foi, et, tandis que certains esprits isolent la Foi pour l'opposer aux déclamations des impies, il entreprend d'arriver par la Raison même aux principes de la Religion. Cette œuvre, au bout de laquelle Descartes entrevoyait la gloire de Dieu, était-elle sans danger? Qui voudrait l'affirmer? Qui ne reconnaît la justesse des prévisions de Bossuet? « Je vois naître du sein et des principes de la philosophie cartésienne, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie. » A mon avis mal entendus. Ainsi le grand Evêque, en exprimant ces craintes qu'a confirmées l'avenir, n'accusait pas Descartes, mais seulement ses infidèles successeurs. Au reste, si Descartes a pu, contre sa pensée, laisser croire à la séparation de la Raison et de la Foi, il a trouvé dans la philosophie de son siècle, qui tout entière relève de lui, sa mesure et son tempérament. C'est, en effet, le caractère de ces puissants génies; ils tendent tous, par des voies différentes, vers l'idée de Dieu, et si dans le monument de chacun d'eux quelques défauts se rencontrent, ils disparaissent et s'effacent dans l'harmonie de l'ensemble. Ce que Descartes paraît laisser dans l'ombre, Pascal le remet en lumière. Bouleversé par la pensée de la puissance divine, ayant tourné en terreur cette idée de l'infini que Fénelon convertira en amour, indigné de l'extravagance de ceux qui passent leur vie dans une intrigue continnelle, sans songer à leur fin, également saisi et de la supériorité de l'homme lorsqu'il l'oppose au monde, et de sa faiblesse lorsqu'il le rapporte à Dieu, il l'exalte et l'abaisse tour à tour; il accable la raison de cette ironie qu'il ne sut que trop bien manier, et proclame son impuissance en des termes qui démontrent magnifiquement sa grandeur. A côté de ces découragements sublimes, contemplez la pieuse et sereine confiance de Malebranche. Si Pascal ne considère la raison que dans son isolement volontaire, Malebranche ne la voit qu'unie à Dieu; il découvre, avec les merveilleuses clartés de son style, la lumière de Dieu dans la raison; bien plus, il voit en elle Dieu même et (1) M. Descartes a toujours craint d'être noté par l'Eglise, et on lui voit prendre sur cela des précautions dont quelques-unes allaient jusqu'à l'excès. (Lettre de Bossuet sur un morceau inédit de Descartes.) s'attache à cet idéal de toute l'ardeur de sa foi. Fénelon, dont. le P. Gratry a tracé un si admirable portrait, évite l'excès de Malebranche et celui de Pascal; il réunit dans l'âme ces deux voix qu'ils avaient l'un et l'autre entendues séparément, cette raison bornée et cette raison suprême, et il sonde avec une ini-> mitable aisance les mystères de l'infini; on le suit sans effort dans ces déductions, qu'il voile sous la grâce de son langage, et on entre dans une sorte de familière union avec cet aimable et beau génie. On s'élève ainsi jusqu'à Bossuet: on le voit, appliquer à la théologie l'idée de l'infioi que Leibnitz introduit, en même temps, dans les mathématiques, et fixer, dans une lutte célèbre, les rapports de l'homme et de Dieu; également incomparable, soit qu'il retrouve dans l'âme l'image bornée d'une perfection souveraine, soit qu'il suive, à travers les révolutions de l'histoire, la main toujours présente de Dieu, soit qu'il interprète le dogme ou confonde l'erreur, soit enfin que, devant des tombes royales, il donne des leçons aux grands, et rappelle aux peuples et aux princes les vanités du monde, en ce langage qui plane au dessus de l'homme et qui n'est pas de la terre! Ainsi parle le XVIIe siècle : à voir l'unanimité de ces grands esprits, que l'on a souvent comparés à des astres et qui forment comme le glorieux ciel de l'humanité, on pénètre, dans toutes ses profondeurs, le mot de l'Ecriture: cæli enarrant gloriam Dei. Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé? Comment le siècle de Voltaire a-t-il succédé au siècle de Bossuet? L'esprit s'étonne à cette pensée; mais ce qui l'étonne bien plus encore, c'est d'entendre dire que le XVIIe siècle a produit le XVIII siècle. Celui-ci dispersa tous les trésors que celui-là avaitamassés, et, en reprenant la ligne abandonnée du protestantisme, il précipita notre décadence. Il poursuit par toutes les voies l'exaltation de l'homme, comme le XVII siècle la gloire de Dieu. Quoi qu'on fasse, l'admiration des hommes ne cessera d'entourer le XVIIe siècle, et, par une espèce de fatalité glorieuse (Bossuet), toutes les fois que l'on évoquera un grand souvenir, il se présentera à la mémoire. Si quelque chose pouvait ajouter à nos sentiments pour ce siècle, ce seraient les pages qu'il a inspirées au P. Gratry. En lisant l'histoire intellectuelle de ces temps, tene que l'a faite l'auteur De la Connaissance de Dieu, on sent que celui qui les a si bien compris était digne d'y vivre, et, à cette liste de Patriciens de la pensée, comme parle Thomassin, on ajoute involontairement un nouveau nom. Il parle leur langue, et on pourrait citer les pages de son livre, qui, dans quelques années, iront se placer au nombre des morceaux classiques de notre littérature. Si ces grands hommes revenaient parmi nous, s'ils pouvaient voir leur pensée revivre dans cette magnifique inter |