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qu'ils n'aiment pas Dieu, n'aiment pas l'humanité. Ils aiment ceux qui ont une pensée comme leur pensée, une haine comme leur haine, des projets comme leurs projets. Mais aimer l'humanité à tous les rangs, sous tous les costumes et sous tous les drapeaux, encore une fois non, je vous dis qu'ils n'aiment pas l'humanité! Il n'y a qu'une humanité qu'ils savent embrasser, c'est leur parti! Là se borne le cercle fatal de leur fraternité exclusive; hors de là il n'y a plus que des ennemis, des suspects, des proscrits, races maudites qu'il faut exterminer, pour faire aux frères, les seuls dignes de vivre, une plus large part de la terre, de l'air, du soleil. »

Comme modèle de cette largeur de cœur qui embrasse toute l'humanité, l'orateur propose à ses auditeurs saint Vincent de Paul.

« Oui, la charité chrétienne personnifiée dans un homme, c'est saint Vincent de Paul, dont le cœur s'ouvre pour embrasser toute la Lorraine, et puis toute la Champagne, et puis toute la Picardie, et puis toute la France, et puis les fles lointaines! Et puis les esclaves des pays barbares, et puis les enfants trouvés; et puis les pauvres de Paris, et puis les retraitants de Saint-Lazare, et puis... quoi encore? Ah! tout ce que son cœur indéfiniment expansif rencontre devant lui de misères présentes, et tout ce qu'il pressent dans l'avenir de misères futures !... »

La seconde infirmité de tout amour qui prend dans le moi sa raison d'être, c'est l'impuissance de durer. Nous citons encore :

« Je le sais, Messieurs, le cœur de l'homme a, pour s'émouvoir de mouvements généreux, une merveilleuse facilité, alors du moins que la pratique de l'égoïsme n'y a pas blessé l'amour et pétrifié en lui sa nature expansive: en un moment, l'affection le dilate, le dévouement le transporte, l'enthousiasme l'enivre, et il tressaille d'héroïsme!... Mais s'il n'y a là que vibrations égoïstes, combien dureront ces transports, ces enivrements, ces enthousiasmes? Ce que dure un souffle, et un souffle qui passe pour ne plus revenir.

Cette instabilité et cette impuissance de durée tient à la nature de l'homme et à la force des choses; elle vient à la fois et du dedans et du dehors. Tout amour qui vient du moi, et ne prend pas en dehors du moi sa raison d'être, est par lui-même impuissant à se perpétuer; rien dans son présent ne lui garantit l'avenir. La raison d'aimer hier n'existant plus aujourd'hui, pourquoi aimer aujourd'hui ? La raison d'aimer aujourd'hui demain n'existera plus; pourquoi aimer encore demain ?

« Et, remarquez-le bien, je ne parle pas ici de ces amours illégitimes, sensuels, voluptueux, où l'exaltation de la passion n'est trop visiblement qu'un enivrement égoïste, et où la fragilité est aussi proverbiale que l'égoïsme est palpable.

« Qu'y a-t-il, en effet, de plus vulgaire parmi vous que la caducité de ces amours qui tous ont la folie de se dire immortels, et dont le premier souffle qui passe emporte sur ses ailes toute l'éternité? Qu'y a-t-il de plus fréquent, et souvent de plus inévitable, dans ces affections égoïstes qui se figurent porter, dans un délire d'un jour, des siècles de dévouement, que ces soudaines secousses où un cœur se brise tout à coup avec toutes ses affections pulvérisées; et où l'on voit, du fond de ce cœur devenu comme le désert, sortir des monstres prêts à vous dévorer, l'exaltation de la haine succédant en une heure à l'exaltation de l'amour?...

« Je laisse ces phénomènes de la vie, où l'amour qui vient du moi montre avec trop d'évidence l'impuissance de se perpétuer; je prends cet amour probe, honnête, bienveillant, et qui, jusqu'à un certain point 'veut être dévoué: et je dis que s'il n'y a en lui quelque chose qui l'arrache à l'instabilité de sa propre vie, et s'il ne tombe en lui quelque chose de Dieu, je dis que cet amour ne saura pas durer... je dis qu'il ne saura con'duire jusqu'à un enfantement douloureux et long les dévouements qu'll a pu concevoir un jour... Pourquoi? Parce que l'humanité, c'est l'humanité; parce que la terre est la terre; parce que le cœur est le cœur; région des changements, dit Bossuet, où tout passe bientôt, tout, et nos sentiments aussi.

«Et quand même vos sentiments, avec les dévouements qu'ils rêvent, ne s'en iraient pas d'eux-mêmes par le flux perpétuel de votre vie, mille choses qui conspirent par le dehors contre la stabilité de vos dévouements, suffiraient à les lasser, à les briser, à les faire mourir.

Dites-moi, vous qui avez conçu dans un quart d'heure d'enthousiasme facile, la perpétuité du dévouement, si vous n'avez, pour l'accomplir, d'autre ressource que le moi, d'autre puissance que le moi, comment ferez-vous pour attacher à votre résolution un sceau de perpétuité? Dites, comment votre dévouement passera-t-il intègre et invulnérable, constant et fort comme à son premier jour, à travers l'indiférence, l'ingratitude, la malveillance, la contradiction, et peut-être la persécution, qui attend au chemin tout amour généreux, tout dévouement héroïque? Si vous n'aimez que pour l'amour de vous, que faire, alors que tout ce que vous aimiez se tournera contre vous?.... Impuissant à vous dévouer lorsque tout vous maudit, impuissant à donner l'amour quand on vous donne la haine, et peut-être impuissant à vivre dans ce monde désert où tout vous paraîtra comme la mort, alors vous vous écrierez: « Malheureux que je suis! j'ai donné l'affection et j'ai reçu l'indifférence; j'ai donné le bienfait et je reçois l'ingratitude!... J'ai donné le dévouement, seule la persécution me revient; c'est fini, je n'aimerai plus, je ne me dévouerai plus! Que l'humanité s'en aille par ses voies douloureuses et perverses, où elle traîne encore plus d'iniquités que de souffrances !... Seul avec mes joies sans partage et mes douleurs sans compassion, dans cette ruine universelle de mes affections, qui est pour moi comme le désespoir, j'essaierai de me faire au moins sur ce moment qui fuit une félicité d'un jour que nul homme ne troublera plus. >>>

Ainsi, Messieurs, l'amour qui part du moi, est impuissant à se perpétuer, même dans la vie d'un seul homme! et cependant, pour le soulagement des misères dont la source ne sait pas tarir, il faut un amour d'où les bienfaits puissent jaillir toujours; car si la source emplit le fleuve et féconde les rivages, c'est qu'elle jaillit aujourd'hui comme elle jaillissait hier, comme Pelle jaillira demain...

«Or, pour échapper à cette caducité de l'amour qui se fonde sur le moi, que faut-il? Ah! je vais vous le dire: mettre en cet amour éphémère un élément éternel; faire que cet amour fraternel soit un amour de Dieu. Dien en y venant, y apporte quelque chose de son éternité: Dieu seul est éternel, et seul, l'amour qui se pose sur Dieu, échappe à l'instabilité qui domine le temps... Alors, et alors seulement, vous portez dans votre cœur un

amour qui a la seconde condition que demande l'Apôtre, la longuew. Amour qui s'allonge dans la durée en se perpétuant lui-même, et porte dans larichesse de son présent des trésors d'avenir. En effet, cet amour qui n'a pas de raison de se limiter dans l'espace n'a pas de raison de se borner dans la durée. Sa cause n'est pas dans l'homme, sa racine n'est pas dans la nature; et dès lors, ni la nature, ni l'homme, quoi qu'ils fassent contre lui, ne peuvent être pour lui une raison de se lasser, de s'arrêter, de diminuer, de mourir....

« Il ne se lasse pas, ne s'arrête pas, ne diminue pas, ne meurt pas! même les grandes eaux de la tribulation ne peuvent rien pour l'éteindre aquæ mullæ non potuerunt extinguere charitatem !...

La troisième infirmité qui atteint l'amour fondée sur le moi, c'est le défaut de profondeur.

Nous nous bornons ici à reproduire les éloquentes paroles qu'adresse l'orateur à ces âmes qui, éprises d'un vague idéal, se consument en aspirations impuissantes.

<< Ames choisies, mais égarées; cœurs d'élite, mais abusés, qu'aimezvous en réalité, quand vous avez perdu ce grand secret de l'amour efficace? Ah! nous vous avons entendus parler, et nous vous avons regardés faire; nous avons lu vos livres et contemplé vos actions; nous connaissons la sonorité de vos paroles, et la stérilité de vos œuvres !... Vous qui n'aimez pas Jésus-Christ, et dont le cœur, à vous entendre, a besoin de se répan-. dre, de se verser, de se donner.... Ames d'artistes, de poëtes, amants -passionnés de l'idéal, voulez-vous dire enfin tout ce que vous aimez?... moi, je vais le dire... Vous aimez l'être impersonnel; vous aimez le beau qui se réfléchit dans la création; vous aimez l'infini, l'infini vague, l'infini qui n'est pas l'homme et qui n'est pas Dieu non plus; un infini qui est vide et froid, comme le néant.

« Et lorsque de ces profondeurs, où votre cœur s'évapore én aspirations et en hymnes stériles et vagues comme l'être qui vous fuit, vous retombez avec votre âme et votre cœur dans les réalitées palpables, qu'est-ce que vous aimez?... Ah! je vais le dire encore... Vous aimez le flot qui murmure au rivage.... Vous aimez le bruit qui passe en frémissant dans la forêt.... Vous aimez la brise qui vous apporte le soir tous les parfums du jour.... là, dans ce monde naturel, vous savez tout aimer; tout, jusqu'à l'aquilon qui gémit en hiver dans les rameaux dépouillés de l'orme et du grand chêne !...

« Amourpanthéistique où l'on aime tout, excepté ce que l'on doit aimer !... Amour stérile et vide, tout rempli de satisfactions égoïstes et de bonheur solitaire, et que l'on acceptesoi-même, et que l'on donne aux autres, comme le besoin des grands cœurs et des natures profondes !...

« Et tandis que vous épanchez sur toute la nature des trésors d'amour dont la nature se passe bien, vous ne donnez rien à cette humanité qui, seule, vous invoque et seule a besoin de vous! Quoi! vous écoutez avec une sympathie fraternelle la vague qui murmure et gémit au rivage, et votre cœur, si plein d'amour, ne s'émeut pas du gémissement humain et du murmure populaire!..... Quoi! cette âme où vous me dites que Dieu versa tant de trésors d'amour, tant de flots d'harmonie, cette âme a pour tous les soupirs et tous les frémissements de la nature de profonds et mélancoliques échos; et l'humanité qui souffre, et l'humanité qui se la

mente, et l'humanité qui se décourage, et l'humanité qui se désespère, l'humanité qui se roule dans la faim, la soif, la maladie et la solitude; cette humanité qui crie du fond de ses greniers froids ou de ses caveaux humides, reléguée qu'elle se trouve loin des festins de l'opulence, à ces deux bouts de l'extrême misère!... cette humanité, vous ne l'entendez pas!... Et votre cœur et votre âme, où la poésie déborde avec l'amour, il se trouve qu'après s'être versés, et versés encore sur le vide, l'idéal et l'imaginaire, ils n'ont plus un dévouement, plus un sacrifice à donner à la réalité de nos souffrances et à l'actualité de nos misères !.....

« Or, d'où vous vient, je vous prie, dans la surabondance de l'amour et la richesse du cœur, la stérilité des œuvres et l'impuissance du sacrifice?... Ah! c'est qu'au fond, ce que vous aimez surtout dans cet amour qui s'énivre de ses propres parfums, c'est vous!... Ce que vous poursuivez dans cette course haletante vers ce que vous nommez votre idéal, c'est vous; et ce que vous adorez dans ce culte, ou plutôt cette idolatrie de la nature, c'est vous !... vous seul, rien que vous!... Et dès lors comment vous dévouer? Comment vous immoler? C'est-à dire, comment sortir de ce moi où votre philosophie enferme votre amour?... Comment monter à l'héroïsme, au martyre?... Comment vous élever au dessus de ce moi, où votre philosophie vous abaisse, pour le dominer, le subjuguer, le vaincre, et faire sortir de ses ruines le témoignage douloureux ou le témoignage sanglant d'un amour efficace?...

«Non, non, tant qu'un amour plus fort que votre amour ne se posera pas sur vous; non, tant que le divin n'aura pas vaincu ou transformé l'humain, jamais vous ne monterez jusqu'au vrai dévouement; jamais vous ne moissonnerez dans les ruines de votre propre vie et les flots de votre propre sang, la palme généreuse des véritables martyrs !.... Et, jusque dans les héroïsmes que le monde applaudira le plus, l'égoïsme apparaîtra tôt ou tard, jetant jusque dans l'auréole de vos dévouements ses reflets déshonorés ! »

Nous terminons ici nos citations avec le regret d'être obligé de nous borner. H. RANG.

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PARIS.

...

86 3/8

L'un des Propriétaires-Gérant, CHARLES DE RIANCEY.

DE SOYE ET BOUCHET, IMPRIMEURS, 2, PLACE DU PANTHEON.

(.

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