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quelques mesures, et officiers et passagers se partagèrent différens postes au premier spectacle. Dès que l'actrice, dont nous nous étions déclarés les défenseurs, parut sur le théâtre, nous l'acceuillîmes avec les applaudissemens les mieux prononcés. Quelques Genois se joignirent à nous; mais des cris, des battemens de mains et de cannes de la presque totalité des spectateurs, assurèrent, malgré nos murmures, la victoire de l'autre danseuse. Nous ne nous déconcertâmes pas. Le lendemain, nous prîmes de nouvelles forces, et nous n'oubliâmes aucun moyen de faire beaucoup de bruit. Nos adversaires ne nous cédoient en rien; mais, comme nous étions disséminés sur tous les points de la salle, nous parvenions toujours à nous attirer quelques partisans. Cette lutte excita les sollicitudes du sénat : il porta un décret qui défendoit de troubler le spectacle. Nous ne le troublions pas; mais, à l'instant des ballets, c'étoit un tapage à tout rompre. Des gardes furent distribués dans la salle : nous ne nous en inquiétâmes guères. Enfin, après cinq ou six représentations, pendant lesquelles la résistance diminuoit successivement, nous eûmes la satisfaction de voir

nos principes généralement adoptés. L'actrice qui, avant notre arrivée, avoit constamment réuni les applaudissemens, cessa d'en jouir, et ils furent tous pour notre protégée. Contens de ce triomphe, qui étoit celui du bon goût, nous donnâmes une fête, à bord de la frégate, aux deux danseuses. Celle dont nous avions dérangé les succès accepta de fort bonne grâce, et nous nous efforçâmes de lui faire oublier le petit revers dont nous avions été la cause.

C'est à ce même spectacle que je vis, pour la première fois, de ces êtres dégradés qui n'ont de l'homme que l'apparence. Sacrifiés à l'intérêt de l'art le plus aimable, ils acquièrent, aux dépens de leur propre existence, une voix sonore, mélodieuse, mais qui n'est point dans la nature, puisqu'elle n'est plus ni la voix d'un homme, ni celle d'une femme. La France ne s'est

point souillée d'un pareil crime. Étranger aussi à la plupart des peuples de l'Europe, il étoit réservé aux prêtres ultramontains: eux, entre les mains desquels l'excommunication étoit une arme si légère, qu'ils la lançoient à tout propos, ne redoutoient pas de composer les choeurs destinés à chanter

les louanges de la divinité, de faire retentir les voûtes de ses temples des accens harmonieux de malheureuses victimes que, par un raffinement de barbarie, ils avoient rayés de la liste des hommes. Mais, ce que l'on a peine à croire, c'est que cette idée de mutilation ait pris naissance dans la tête d'une femme. Une reine célèbre dans l'antiquité, Sémiramis, qui, par ses richesses, sa puissance, ses victoires et l'éclat de son règne, fut placée au-dessus de tous les autres mortels, Sémiramis est la première qui donna l'exemple d'une cruauté qui déshonore son histoire.

Pacherotti, que peu de temps auparavant Bridone avoit vu sur le théâtre de Palerme, et dont il vante les talens (1), étoit alors à Gênes. Quelques éloges que le voyageur anglois ait prodigués à ce chanteur, je le trouvai fort au-dessous de sa réputation. Sa voix étoit, à la vérité, pleine d'agrémens, mais son jeu étoit sans ame et son débit sans chaleur : il auroit fallu l'entendre et non pas le voir. Sa contenance, ses gestes, quoiqu'il fût jeune et bien fait

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(1) Voyage en Sicile et à Malte, traduction de Demeunier, tom. 2, pag. 146, 147 et 200.

avoient

avoient quelque chose de contraint, de lâche qui déparoit son chant. Il remplissoit, au surplus, tout ce que l'on avoit droit d'en attendre. En effet, l'énergie de l'action, le feu dans l'expression, qui ne peut naître que de celui des sentimens, étoient incompatibles avec son état de dégradation.

Après avoir été retenus dans le port de Gênes, dix jours entiers, par les vents contraires, nous en sommes partis le 13 mai, à six heures du matin, avec un gros vent de nord-est, et nous nous sommes éloignés rapidement des côtes élevées et riantes de cette belle partie de l'Italie. Derrière nous, les Alpes maritimes paroissoient comme un immense amphithéâtre, que blanchissoient des neiges éternelles. Les hautes montagnes qui bordent le golfe de la Specia, que les marins françois prononcent l'Especie, s'offroient à notre vue; leur sommet étoit couvert de neige, et elles m'ont parues arides et formées de rochers coupés à plomb. Ce sont les carrières qui fournissent principalement les beaux marbres de toute espèce que l'on tire de l'Italie. Nous laissâmes à notre gauche l'île de Gorgona, qui est sous la domination du duc Tome I.

C

de Toscane. Elle a peu d'étendue; sa forme est arrondie, et ses montagnes, qui la font découvrir de loin, semblent être de la même nature que celles de la côte. Nous passâmes ensuite entre le cap Corse et Capraria, petite île que l'on nomme vulgairement la Cabraire, et qui appartient à la république de Gênes. Ce n'est qu'un rocher presqu'aride, sur lequel il y a néanmoins des habitations qui fournissent de bons matelots.

Le 14, le vent ayant cessé de nous être favorable, nous louvoyâmes entre la Corse et l'île d'Elbe, l'une des possessions du roi de Naples. Elle a deux bons ports et des carrières de marbre; mais elle est particulièrement célèbre par ses mines de fer et par ses forges, dans lesquelles on suit, pour travailler ce minéral, une méthode qui a été décrite par Tronçon-du-Coudrai, capitaine d'artillerie. Cette méthode est plus économique, plus expéditive, et en mêmetemps plus avantageuse que celle des hauts fourneaux, assez généralement pratiquée dans le reste de l'Europe; et elle donne du fer équivalant au meilleur fer de Suède, par son nerf et sa douceur, et en plus grande quantité que dans les forges ordi

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