une note adressée aux représentants qui l'avaient fait arrêter. Voici le début de cette pièce remarquable, où l'on trouve déjà la manière énergique et concise qui devait rendre bientôt si célèbres ses proclamations et en faire des modèles de harangues militaires : Vous m'avez suspendu de mes fonctions, arrêté et déclaré suspect. Me voilà flétri sans avoir été jugé, ou bien jugé sans avoir été entendu Dans un État révolutionnaire, il y a deux classes: les suspects et les patriotes.... Dans quelle classe veut-on me placer? Depuis l'origine de la Révolution, n'ai-je pas toujours été attaché aux principes? Ne m'a-t-on pas toujours vu dans la lutte soit contre les ennemis internes, soit, comme militaire, contre les étrangers? J'ai sacrifié le séjour de mon département, j'ai abandonné mes biens, j'ai tout perdu pour la République.... A la lecture de cette protestation, noble et fière dans sa simplicité, Albitte et Salicetti, d'accord avec le général Dumerbion, rapportèrent provisoirement leur arrêté, et prononcèrent la mise en liberté du général Bonaparte, dont les connaissances militaires et locales pouvaient êtres utiles à la République. Mais le jeune général n'était pas au terme de ses vicissitudes. La réaction thermidorienne avait livré la direction du comité militaire à un ancien capitaine d'artillerie appelé Aubry, d'opinion girondine, qui voyait d'un œil jaloux la gloire naissante de l'ex-jacobin Bonaparte. Il l'enleva à son armée et lui donna l'ordre d'aller servir comme général d'infanterie en Vendée. Indigné d'une mutation aussi injustifiée, Bonaparte, dont l'abnégation n'était pas la vertu principale, refusa de partir et se laissa destituer. Comme on l'a très justement fait remarquer, «< il est curieux de voir le futur dominateur de l'Europe arrêté dans sa carrière, frappé de destitution et rayé de la liste des généraux français en activité, par une mesure signée de Merlin de Douai, de Berlier, de Boissy d'Anglas et de Cambacérès, qui devaient tous un jour rivaliser de zèle et de démonstrations adulatrices pour obtenir un sourire ou un geste approbateur du jeune officier qu'ils traitaient alors avec si peu de ménagements et d'égards' ». Bonaparte supporta avec une fierté farouche, mais aussi avec une sourde colère, cette période de disgrâce. Doulcet et Pontécoulant, successeur d'Aubry, qu'il importe de connaître au commencement d'une guerre dont il n'est pas possible de prévoir les effets. << Il verra à approfondir, autant qu'il sera possible, la conduite civique et politique du ministre de la République française, Tilly, et de ses autres agents, sur le compte desquels il nous vient différentes plaintes. « Il fera toutes les démarches et recueillera tous les faits qui peuvent déceler l'intention du gouvernement génois relativement à la coalition.... » 1. P.-M. LAURENT, de l'Ardèche, Histoire de l'empereur Napoléon (J.-J. Dubochet et Cie, éditeurs). qui appréciait fort les talents militaires de Bonaparte, fit revivre un moment les espérances ambitieuses du jeune général en l'attachant au comité topographique où s'élaboraient les plans de campagne qu'on adressait aux armées'. Mais à Pontécoulant succéda bientôt Letourneur de La Manche, héritier des vieilles rancunes d'Aubry. Bonaparte perdit toute espèce d'emploi. Ce fut alors que, désespérant de vaincre les jalousies auxquelles il était en butte, il sollicita du gouvernement une mission pour passer en Turquie.... Si LE PRISONNIER. un commis de la guerre, dit Bourrienne dans ses Mémoires, eût mis le mot accordé au bas de la requête du général en disponibilité, ce mot changeait peut-être la face de l'Europe. Mais ce mot ne fut pas mis, et Bonaparte continua à demeurer oisif dans Paris, souffrant de son inaction et sans cesse tourmenté par la situation des siens, aux besoins desquels il ne pouvait plus subvenir. Ce furent des instants cruels, mais qui allaient ètre bien vite oubliés, car l'heure de la gloire et de la fortune était proche. Pendant cette obscure et triste période de sa vie, peu avant l'adulation officielle et l'adoption d'un type convenu, on fit de cette figure ravagée par la colère, de cette figure d'une impassibilité voulue, mais qui parfois cependant reflétait tous les orages de l'âme, un portrait superbe de vérité et d'énergie. Écoutez ce qu'en dit Taine: «... Regardez maintenant, dans le portrait de Guérin, ce corps maigre, ces épaules étroites, dans l'uniforme plissé par les mouvements brusques, ce cou enveloppé par la haute cravate tortillée, ces tempes dissimulées par les 1. «Pendant son passage au bureau topographique, Bonaparte rédigea pour Kellermann, qui commandait en chef l'armée d'Italie, et un peu plus tard pour son successeur Schérer, une série d'instructions qu'il est impossible de relire sans admiration. » (LANFREY, Histoire complète de Napoléon I. Charpentier et Fasquelle, éditeurs.) 2. Cabinet des estampes, portrait de Bonaparte « dessiné par Guérin, gravé par Fiésinger, déposé à la Bibliothèque nationale le 29 vendémiaire an VII de la République française ». (Voir page 17.) 3. H. TAINE, les Origines de la France contemporaine: le Régime moderne (Hachette). longs cheveux plats et retombants, rien en vue que le masque, ces traits durs heurtés par de forts contrastes d'ombre et de lumière, ces joues creusées jusqu'à l'angle interne de l'œil, ces pommettes saillantes, ce menton massif et proémi nent, ces lèvres sinueuses, mobiles, serrées par l'attention, ces grands yeux clairs, profondément enchassés dans de larges arcades sourcilières, ce regard fixe, oblique, perçant comme une épée, ces deux plis droits qui, depuis la base du nez, montent sur le front comme un froncement de colère contenue et de volonté raidie. Ajoutez-y ce que voyaient ou entendaient les contemporains, |