qui appréciait fort les talents militaires de Bonaparte, fit revivre un moment les espérances ambitieuses du jeune général en l'attachant au comité topographique où s'élaboraient les plans de campagne qu'on adressait aux armées'. Mais à Pontécoulant succéda bientôt Letourneur de La Manche, héritier des vieilles rancunes d'Aubry. Bonaparte perdit toute espèce d'emploi. Ce fut alors que, désespérant de vaincre les jalousies auxquelles il était en butte, il sollicita du gouvernement une mission pour passer en Turquie.... Si LE PRISONNIER. un commis de la guerre, dit Bourrienne dans ses Mémoires, eût mis le mot accordé au bas de la requête du général en disponibilité, ce mot changeait peut-être la face de l'Europe. Mais ce mot ne fut pas mis, et Bonaparte continua à demeurer oisif dans Paris, souffrant de son inaction et sans cesse tourmenté par la situation des siens, aux besoins desquels il ne pouvait plus subvenir. Ce furent des instants cruels, mais qui allaient être bien vite oubliés, car l'heure de la gloire et de la fortune était proche. Pendant cette obscure et triste période de sa vie, peu avant l'adulation officielle et l'adoption d'un type convenu, on fit de cette figure ravagée par la colère, de cette figure d'une impassibilité voulue, mais qui parfois cependant reflétait tous les orages de l'âme, un portrait superbe de vérité et d'énergie'. Écoutez ce qu'en dit Taine: «... Regardez maintenant, dans le portrait de Guérin, ce corps maigre, ces épaules étroites, dans l'uniforme plissé par les mouvements brusques, ce cou enveloppé par la haute cravate tortillée, ces tempes dissimulées par les 1. «Pendant son passage au bureau topographique, Bonaparte rédigea pour Kellermann, qui commandait en chef l'armée d'Italie, et un peu plus tard pour son successeur Schérer, une série d'instructions qu'il est impossible de relire sans admiration. » (LANFREY, Histoire complète de Napoléon I. Charpentier et Fasquelle, éditeurs.) 2. Cabinet des estampes, portrait de Bonaparte « dessiné par Guérin, gravé par Fiésinger, déposé à la Bibliothèque nationale le 29 vendémiaire an VII de la République française ». (Voir page 17.) 3. H. TAINE, les Origines de la France contemporaine: le Régime moderne (Hachette). longs cheveux plats et retombants, rien en vue que le masque, ces traits durs heurtés par de forts contrastes d'ombre et de lumière, ces joues creusées jusqu'à l'angle interne de l'œil, ces pommettes saillantes, ce menton massif et proémi nent, ces lèvres sinueuses, mobiles, serrées par l'attention, ces grands yeux clairs, profondément enchassés dans de larges arcades sourcilières, ce regard fixe, oblique, perçant comme une épée, ces deux plis droits qui, depuis la base du nez, montent sur le front comme un froncement de colère contenue et de volonté raidie. Ajoutez-y ce que voyaient ou entendaient les contemporains, l'accent bref, les gestes courts et cassants, le ton interrogateur, impérieux, absolu, et vous comprendrez comment, sitôt qu'ils l'abordent, ils sentent la main dominatrice qui s'abat sur eux, les courbe, les serre, et ne les làche plus.... Voici un curieux portrait de Bonaparte par Stendhal, portrait que ce dernier dit tenir d'une femme d'esprit qui vit plusieurs fois Napoléon en avril et en mai 1795. Ce portrait étant contemporain de celui de Guérin, nous avons pensé qu'il serait intéressant de placer en quelque sorte face à face, sous les yeux du lecteur, ces deux images, l'une physique, l'autre surtout morale, du général, à cette époque si critique de son existence: « C'était bien l'ètre le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j'eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui tombaient jusque sur ses épaules; le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens ne va pas avec cette prodigalité de chevelure. Au lieu d'avoir l'idée d'un homme d'esprit rempli de feu, on pense facilement à celle d'un homme qu'il ne ferait pas bon de rencontrer un soir auprès d'un bois. La mise du général Bonaparte n'était pas faite pour me rassurer. La redingote qu'il portait était tellement ràpée, il avait l'air si misérable, que j'eus peine à croire d'abord que cet homme fùt un général. Mais je crus sur-le-champ que c'était un homme d'esprit, ou du moins fort singulier. Je me rappelle que je trouvais que son regard ressemblait à celui de J.-J. Rousseau, que je connaissais par l'excellent portrait de Latour, que je voyais alors chez M. N***. En revoyant ce général au nom singulier pour la troisième ou quatrième fois je lui pardonnai ses oreilles de chien exagérées. Je pensai à un provincial qui outre les modes et qui, malgré ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très beau regard et qui s'animait en parlant. S'il n'avait pas été maigre jusqu'au point d'avoir l'air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche surtout avait un contour plein de grâce. Un peintre, élève de David, qui venait chez M. N*** où je voyais le général, dit que ses traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour lui. Quelques mois plus tard, après la révolution. de Vendémiaire, nous sûmes que le général avait été présenté à Mme Tallien, alors la reine de la mode, et qu'elle avait été frappée de son regard. Nous n'en fùmes point étonnés. Le fait est qu'il ne lui manquait, pour être jugé favorablement, que d'être vêtu d'une façon moins misérable. Et cependant, dans ce temps-là, au sortir de la Terreur, les regards n'étaient pas sévères pour le costume. Je me rappelle encore que le général parlait du siège de Toulon fort bien, ou du moins il nous intéressait en nous en entretenant. Il parlait beaucoup et s'animait en racontant: mais il y avait des jours aussi où il ne sortait pas d'un morne silence. On le disait très pauvre et fier comme un Écossais; il refusait d'aller ètre général dans la Vendée et de quitter l'artillerie. « C'est mon arme,» répétait-il souvent, ce qui nous faisait beaucoup rire Nous ne comprenions pas, nous autres jeunes filles, comment l'artillerie, des canons, pourraient servir d'épée à quelqu'un. Je me rappelle encore que le maximum régnait alors. On payait toutes les provisions et le pain en assignats; aussi les paysans n'apportaient-ils rien au marché. Quand on invitait quelqu'un à diner, il apportait son pain; quand une Mme de N***, notre voisine de campagne, déjeunait à la maison, elle apportait un morceau d'excellent pain blanc, dont elle me donnait la moitié. On dépensait à la maison peut-être cinq ou six francs en argent toutes les semaines. Je conçois bien que le général Bonaparte, qui n'avait que sa paye en assignats, fùt si pauvre. Il n'avait nullement l'air militaire, sabreur, bravache, grossier; il me semble aujourd'hui qu'on lisait dans les contours de sa bouche si fine, si délicate, si bien arrêtée, qu'il méprisait le danger et que le danger ne le mettait pas en colère. » Tout était à citer dans cette lettre si intéressante, même dans la naïveté de sa forme. Elle est remplie d'observations curieuses. C'est un véritable document iconographique, un portrait vivant et sincère de Bonaparte, pendant cette date presque misérable de sa vie. Et cependant, comme il diffère de celui de Guérin! Mais il est écrit que la plupart des portraits qu'on fera de Bonaparte seront des images très dissemblables de ce personnage au masque plein de mystère. Cependant notre héros souffrait de plus en plus de son inaction forcée. Le découragement même commençait à assiéger ce cœur indomptable, comme on peut s'en convaincre par la lecture de ce fragment de lettre qu'il écrivait le 12 août 1795 à son frère Joseph; « Je suis constamment dans la situation d'âme où l'on se trouve à la veille d'une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s'inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture. » On devine à travers le fatalisme dont ces lignes sont empreintes, la figure de l'aventurier à l'affût des événements et tout prêt à jouer sa vie pour le triomphe de ses ambitions. Mais cependant il s'en dégage aussi une sorte de mélancolie découragée. Il est temps que l'heure providentielle sonne. Enfin avec cet éclat retentissant que la Fortune a pour ses favoris préférés, la journée sanglante du 13 vendémiaire (5 octobre 1795) lui apporta l'occasion qu'il attendait depuis de si longs mois. |