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Je ne sais, monsieur, si j'ai bien compris vos idées; mais je vous soumets les miennes. Vous avez été assez bon pour me permettre de vous faire une question: si elle n'est point indiscrète, je réclame la promesse que vous m'avez faite, et j'attendrai votre réponse avec beaucoup d'impatience.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Saint-Pétersbourg, 29 janvier (10 février) 1810.

Cette question produisit la lettre suivante:

MADAME,

En jetant les yeux sur la question que vous m'avez adressée le 29 février dernier, il est extrêmement flatteur pour moi de voir que l'écrit dont j'avois eu l'honneur de vous faire lecture a fait sur votre esprit tout l'effet que j'en attendois, puisque vous souscrivez pleinement, quoique tacitement, la thèse soutenue dans cet écrit, ou il s'agissoit uniquement de prouver que la fameuse maxime, qu'un honnête homme ne change jamais de religion, est dans le fait un blasphème et une absurdité.

Vous souscrivez à cette proposition; mais vous me demandez, madame, si deux religions (la latine et la grecque), ne différant que sur deux points très peu importants, on ne peut pas dire qu'il n'y a réellement point de schisme, et que nous ne différons que par l'idiome.

Ceci particularise tout-à-fait la question; je tiens pour accordée la thèse générale qu'un honnête homme doit changer de religion dès qu'il aperçoit la fausseté de la sienne et la vérité d'une autre ; toute la question se réduit donc à savoir si cette obligation tombe sur le grec comme sur tout autre dissident, et si la conscience ordonne dans tous les cas un changement public.

La distinction des dogmes plus ou moins importants n'est

pas nouvelle; elle se présente naturellement à tout esprit conciliant, tel que le vôtre, madame, qui voudroit réunir ce qui est divisé; ou à tout esprit alarmé qui, peut-être encore comme le vôtre, voudroit se tranquilliser; ou, enfin, à tout esprit arrogant et obstiné ( bien différent du vôtre), qui a l'étrange prétention de choisir ses dogmes, et de se conduire d'après ses propres lumières.

Mais l'Église mère, qui n'aime que les idées claires, a toujours répondu qu'elle savoit fort bien ce que c'étoit qu'un dogme faux, mais que jamais elle ne comprendroit ce que c'étoit qu'un dogme important ou non important, parmi les dogmes vrais, c'est-à-dire révélés.

Si l'empereur de Russie ordonnoit, par exemple, que tout homme voulant se rendre de l'amirauté au couvent Newski, seroit obligé de tenir la gauche des arbres de la Perspective, sans jamais pouvoir passer ni dans l'allée même ni dans la partie droite de la rue, il pourroit sans doute se trouver une tête fausse qui diroit: C'est un ukase, je l'avoue, mais il n'est pas important; ainsi je puis bien marcher à droite. A quoi tout bon esprit répondroit: Mon ami, tu te trompes de deux façons. D'abord, comment sais-tu que cet ordre n'est pas important, et que l'empereur n'a pas eu, pour le publier, des raisons qu'il n'est pas obligé de te confier (observation, pour le dire en passant, qui est péremptoire lorsqu'il s'agit d'une ordonnance divine)? D'ailleurs, s'il n'importe pas que l'on passe à droite ou à gauche de la Perspective, il importe infiniment que personne ne désobéisse à l'empereur, et surtout que personne ne mette en thèse qu'on a droit de désobéir lorsque l'ordre n'est pas important; car chaque individu ayant le même droit, il n'y aura plus de gouvernement ni d'empire.

Je conviens donc, si vous voulez, qu'il importe peu avant la décision qu'on croie que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ou du Père par le Fils; mais il importe infiniment

qu'aucun particulier n'ait droit de dogmatiser de son chef, et qu'il soit obligé de se soumettre dès que l'autorité a parlé, autrement il n'y auroit plus d'unité ni d'Église.

Sous ce point de vue l'église grecque est aussi séparée de nous que l'église protestante, car si le gouvernement d'Astracan ou de Saratoff se sépare de l'unité, et qu'il ait la force de se soutenir dans son indépendance, il importe fort peu qu'il retienne la langue de l'empire, les usages de l'empire, plusieurs, ou même toutes les lois de l'empire, il ne sera pas moins étranger à l'empire russe, qui est l'unité politique, comme l'empire catholique est l'unité religieuse.

L'Église catholique ne met en avant aucune prétention extraordinaire. Elle ne demande que ce qui est accordé à toute association 'quelconque, depuis la plus petite corporation de village jusqu'au gouvernement du plus grand peuple. Que dix ou douze dames s'assemblent pour faire la charité ou visiter les malades, la première chose qu'elles feront sera de créer une prieure; et c'est encore une vérité à la portée de l'homme le plus borné, que plus la société est nombreuse, plus le gouvernement est nécessaire, et plus il doit être fort et unique; de manière que tout grand pays est nécessairement monarchique; pourquoi donc l'Église catholique (c'est-à-dire universelle) seroit-elle exempte de cette loi générale ou naturelle ? Son titre seul nécessite la monarchie, à moins qu'on ne veuille que, pour la moindre question de discipline, il faille consulter et même assembler les évêques de Rome, de Québec, de Moscou.

Aussi les paroles par lesquelles Dieu a établi la monarchie dans son Église sont si claires, que lui-même n'a pu parler plus clairement.

S'il étoit permis de donner des degrés d'importance parmi des choses d'institution divine, je placerois la hiérarchie avant le dogme, tant elle est indispensable au maintien de la foi. On peut ici invoquer en faveur de la théorie une expérience

lumineuse qui brille depuis trois siècles aux yeux de l'Europe entière. Je veux parler de l'église anglicane, qui a conservé une dignité et une force absolument étrangère à toutes les autres églises réformées, uniquement parceque le bon sens anglais a conservé la hiérarchie, sur quoi, pour le dire en passant, on a adressé à cette église un argument que je crois sans réplique. Si vous croyez, lui a-t-on dit, la hiérarchie nécessaire pour maintenir l'unité dans l'église anglicane, qui n'est qu'un point, comment ne le seroit-elle pas pour maintenir l'unité dans l'Église universelle? Je ne crois pas qu'un Anglais puisse répondre rien qui satisfasse sa conscience.

Pour juger sainement du schisme, il faut l'examiner avant sa naissance; car dès qu'il est né, son père, qui est l'orgueil, ne veut plus convenir de l'illégitimité de son fils.

Supposons le christianisme établi dans tout l'univers, sans aucune forme d'administration, et qu'il s'agisse de lui en donner une; que diroient les hommes sages, chargés de ce grand œuvre ? Ils diroient tous de même, soit qu'ils fussent deux ou cent mille. C'est un gouvernement comme un autre; il faut le remettre à tous, à quelques uns, ou à un seul. La première forme est impossible, il faut donc nous décider entre les deux dernières ; et si l'on s'accordoit tous pour une monarchie tempérée par les lois fondamentales, et par les coutumes avec des états généraux pour les grandes occasions, composée d'un souverain qui seroit le pape, d'une noblesse formée par le corps épiscopal, et d'un tiers-état représenté par les docteurs et par les ministres du second ordre, il n'y a personne qui ne dût applaudir à ce plan. Or c'est précisément celui qui s'est établi divinement par la seule force des choses, et qui a toujours existé dans l'Église, depuis le concile de Jérusalem, où Pierre prit la parole avant tous ses collègues, jusqu'à celui de Constantinople, en 869, où la dernière acclamation fut à la mémoire éternelle du pape Nicolas, jusqu'à celui de Trente, où les Pères, avant de se

séparer écrièrent de même : Salut et longues années au très saint père, au souverain pontife, à l'évêque universel.

Or, dès qu'un gouvernement est établi, c'est une maxime aussi vraie et plus évidente qu'un théorème mathématique, que non seulement nul particulier, mais encore que nulle section de l'empire n'a droit de s'élever contre l'empire même, qui est un et qui est tout.

Si quelqu'un demandoit, en Angleterre, ce qu'il faudroit penser d'une province qui refuseroit de se soumettre à un bill du parlement sanctionné par le roi, tout le monde éclateroit de rire. On diroit par acclamation : Où donc est le doute ? la province seroit révoltée; il faudroit publier la loi martiale et y envoyer des soldats ou des bourreaux.

Mais la révolte n'est que le schisme politique, comme le schisme n'est qu'une révolte religieuse; et l'excommunication qu'on inflige au schismatique n'est que le dernier supplice spirituel, comme le dernier supplice matériel n'est que l'excommunication politique, c'est-à-dire l'acte par lequel on met un révolté hors de la communauté qu'il a voulu dissoudre (excommunić).

On raisonne souvent sur et même contre l'infaillibilité de l'Église, sans faire attention que tout gouvernement est infaillible, ou doit être tenu pour tel.

Lorsque Luther crioit si haut dans l'Allemagne, Je demande seulement qu'on me dise de bonnes raisons, que l'on me convainque et je me soumettrai; et lorsque des princes mêmes applaudissoient à cette belle prétention, non seulement Luther étoit un révolté, mais de plus il étoit un sot; car jamais le souverain n'est obligé de rendre raison à son sujet, ou bien toute société est dissoute.

La seule mais bien importante différence qu'il y ait entre la société civile et la société religieuse, c'est que, dans la première, le souverain peut se tromper, de manière que l'infaillibilité qu'on lui accorde n'est qu'une supposition (qui a

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