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M. le président. On voulut vous égorger; quelqu'un vous sauva-t-il ?

Madame Manson. Oui, quelqu'un me sauva.

M. le président. Cet homme était-il parmi les assassins, ou arriva-t-il fortuitement pour vous sauver?

Madame Manson. Je ne puis pas dire s'il est venu du dehors ou s'il était du nombre des assassins; mais je n'oublierai jamais qu'il m'arracha des mains de ce malheureux.

M. le président. L'individu qui vous fit sortir du cabinet était-il le même que celui qui vous conduisit à l'Annonciade?

Madame Manson. Oui, Monsieur.

M. le président. Vous ne vous rappelez pas les traits de cet inconnu?

Madame Manson. Je ne me les rappelle pas, Monsieur.

M. le président. Cet homme n'est-il pas parmi les accusés ?

Madame Manson. C'est possible, Monsieur. (Tous les regards se tournent vers les bancs des accusés, et se fixent sur Jausion.)

Me Dubernard (se levant). Veuillez vous expliquer, Madame; vos demi - aveux, vos réponses ambiguës sont mille fois plus meurtriers qu'une désignation di

recte.

Madame Manson. Je n'ai rien à dire.

Jausion. Madame, ce n'est pas pour moi ; la mort n'a rien qui m'effraie; mais pour ma malheureuse femme, pour mes enfans, veuillez parler; ma vie est entre vos

mains; il dépend de vous de me sauver ou de me faire monter sur l'échafaud.

Me Dubernard. Daignez vous rappeler, Madame, ce que vous écrivait votre généreux père. A quels regrets n'exposeriez-vous pas le reste de vos jours, si vos réticences pouvaient compromettre le sort d'un innocent comme sauver un coupable?

Madame Manson (avec une expression douloureuse). M. le président, je ne puis ni sauver ni faire condamner Jausion.

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Bastide. Toutes ces exclamations ne veulent rien dire nous ne sommes pas ici sur un théâtre. Madame Manson a assez amusé le public; il faut que cela finisse. Que signifie cet éclat d'hier? Que veut-elle...

M. le président. Arrêtez, accusé Bastide: appelezvous théâtre le banc où vous êtes assis? S'il est vrai que vous ayez voulu égorger madame Manson, vouliezvous qu'elle vous le reprochât de sang-froid? Détrompez-vous, Bastide, ce n'est point ici une comédie.

Bastide. Eh! mon Dieu! je m'en aperçois bien; c'est une tragédie bien cruelle pour moi, car ma conscience ne me reproche rien.

Madame Manson (avec beaucoup de force). Votre conscience ne vous reproche rien!... Que M. Bastide prouve son innocence, et je monterai sur l'échafaud à sa place.

Bastide. Prouver mon innocence! ce n'est pas difficile. Madame Manson croit nous intimider; elle se trompe; elle en a bien fait d'autres à Rodez; cela ne nous touche plus. Vous-même, M. le président, vous

m'avez dit vingt fois que ce que madame Manson avait dit ne prouvait rien.

`M. le président. Vous êtes dans l'erreur, Bastide; je ne vous ai jamais entretenu de madame Manson; je ne vous ai interrogé que sur des faits qui vous sont particuliers.

Bastide. Si ce n'est pas vous, c'est un autre juge, peut-être un conseiller de préfecture.

M. le conseiller Pinaud à madame Manson. Je veux vous faire part, Madame, d'une remarque qui sans doute a frappé tous ceux qui ont entendu vos réponses. Tout le monde s'est aperçu que vous aviez laissé une lacune dans le récit de votre fâcheuse aventure dans la maison Bancal. Il est difficile de croire, Madame, que vous ne la puissiez remplir: racontez-nous ce qui s'est passé depuis votre entrée dans le cabinet jusqu'à votre départ de la maison. N'est-il pas vrai qu'on ne vous laissa sortir qu'après avoir exigé de vous un serment terrible? Ne reconnûtes-vous pas, en prêtant ce serment, dont on vous a relevée à jamais, ceux qui vous entouraient?

Madame Manson. Je n'ai reconnu que l'homme que je vous ai nommé; j'ai vu tout très-confusément. M. Pinaud. N'en reconnûtes-vous pas quelques autres?

Madame Manson. Non, Monsieur.

M. le président. Ne vîtes-vous pas un cadavre sur une table?

Madame Manson (avec un mouvement d'horreur). Monsieur, je ne vis rien.

M. le conseiller Combettes de Caumont. Ne vous fiton pas mettre à genoux?

Madame Manson. Je ne me suis pas mise à genoux : on a pu m'y précipiter... Je n'étais pas de sang-froid... J'ai vu tout à travers un nuage... Je frémis encore !... Bastide ( d'un ton ironique). Le costume de Madame, s'il vous plaît ?

Madame Manson à M. le président, qui a été forcé de lui répéter la question de Bastide. J'avais un pantalon et un spencer; j'étais en homme.

M. le président. Que vous dit, Madame, l'individu qui vous fit sortir du cabinet?

Madame Manşon. Je ne me le rappelle pas, Monsieur; on faisait beaucoup de bruit; il y avait plusieurs personnes qui m'entraînaient, les unes pour m'arracher de ses bras, et lui pour me retenir.

M. le président. Il dut y avoir un long débat entre les assassins pour décider votre sort?

Madame Manson. Je crois qu'il y eut un autre homme qui s'opposa à ce que je fusse égorgée.

M. le président. Ne pourriez-vous nous donner quelques détails sur le serment qu'on exigea de vous?

Madame Manson. Je ne me rappelle pas les termes de ce serment. J'ai dit tout ce que je pouvais dire; il me semble qu'on doit être satisfait.

Bastide (en souriant). Je voudrais savoir ce qui attirait madame Manson chez Bancal!

M. le président. Quoiqu'il soit pénible pour vous, Madame, de répondre à cette question, je suis forcé de vous y engager.

Madame Manson. J'épiais les démarches de quelqu'un, et j'en avais le droit. J'entendis le bruit de plusieurs hommes qui marchaient, et je me réfugiai dans la première porte ouverte que je rencontrai.

Bastide (toujours du même ton ). Et ne pourrait-on pas savoir le nom de ce quelqu'un? est-ce un si grand mystère?

Madame Manson. Bastide me permettra de ne point répondre à cette question; je crois que j'en ai dit assez.

M. le procureur-général. Madame, vous venez de nous dire qu'il est possible que celui qui vous a sauvé la vie dans la maison Bancal soit au nombre des accusés présens. Vous n'avez pas satisfait à la demande qui vous était adressée. Vous avez sans doute banni de votre âme les terreurs qu'on a cherché à vous inspirer; vous êtes rassurée par les garanties qui vous ont été données, au nom des lois, par les magistrats qui en sont les organes. Mais nous croyons qu'un autre sentiment vous ferme la bouche en ce moment, sentiment dont l'excès vous égare, et qui devient un délit, un attentat envers la société, s'il ne cède au devoir impérieux de nous dire toute la vérité.

Voyez votre position, en quel état vous a conduite un silence condamné par les lois et par l'intérêt public. Captive depuis plus de six mois; assise sur le banc des accusés, associée, par une fatale prévention, à des êtres qui sont ou l'effroi ou le rebut de l'espèce humaine, vous avez été en proie à toutes les alarmes ; les souffrances de votre corps ont égalé celles de votre

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