conduite extrêmement légère, elle joignait un esprit romanesque, un goût manifeste pour les aventures extraordinaires; et si l'on ne crut pas d'abord qu'elle eût été témoin volontaire de l'assassinat de M. Fualdès, la cause de sa présence dans la maison Bancal laissait un champ vaste à l'imagination. Les magistrats eurent à peine reçu les déclarations de M. Clémandot, que la dame Manson fut appelée devant la justice. Les efforts que l'on fit furent inutiles pour obtenir d'elle la confirmation des faits allégués par cet officier; cependant le caractère honorablement connu de M. Clémandot interdisait la possibilité de douter de ses allégations. Elles attaquaient l'honneur de madame Manson, en signalant sa présence dans une maison de débauche: M. Enjalran, père de cette dame, s'adressa à M. le comte d'Estourmel, préfet du département de l'Aveyron, et le pria d'entretenir sa fille, dans l'espoir qu'il l'amènerait à dire la vérité. Jusqu'à présent l'attention ne s'est portée que sur un crime dont les auteurs se dérobent aux yeux, au sein des ténèbres dont ils se sont entourés; la vindicte publique les poursuit, elle cherche vainement à les atteindre; enfin le jour va luire, la société sera vengée. Une voix accusatrice va se faire entendre; mais le témoin mystérieux, alors qu'on s'apprête à recueillir ses paroles, refuse de parler. Un jour la vérité s'échappe de sa bouche, le lendemain il s'accuse de mensonge. Il a tout vu, du moins il le dit, et bientôt il le nie. Ce témoin, par ses continuelles tergiversations, excite, fatigue et fait renaître la curiosité; soit par calcul, soit par une conséquence naturelle de sa position, il sait tenir les esprits en suspens, graduer l'intérêt, attirer et fixer sur lui les regards de la France, de l'Europe, de tout le monde civilisé. Ce n'est plus l'assassinat de Fualdès ni la recherche des coupables, ce ne sont plus même les graves événemens de la politique qui occupent les loisirs ou réclament exclusivement les soins de la société, c'est une femme, c'est madame Manson. On suit avec anxiété ses moindres démarches. Tantôt c'est un ange envoyé par la Providence, qui ne permet jamais que le crime soit impuni, pour diriger le glaive de la justice; tantôt c'est une femme légère, inconsidérée, sans mœurs, qu'un rendez-vous a conduite chez Bancal, et dont les liaisons avec les auteurs du crime expliquent les réticences ou les dénégations; ou bien enfin madame Manson, égarée par la lecture des romans, a inventé une fable dont elle s'est faite l'héroïne; et ne pouvant parvenir à la célébrité par ses vertus, sa beauté, ses grâces et son esprit, elle s'est fait une loi d'y arriver à la suite de quelques scélérats, aux dépens de son honneur et de sa réputation. Cependant, au milieu de tant d'opinions différentes, on est toujours ramené vers elle par un sentiment irrésistible; les doutes se taisent, et l'on se persuade que c'est de madame Manson seule que doit venir la punition des coupables. D'après le désir de M. Enjalran, et animé de l'amour de la vérité, M. le comte d'Estourmel consentit à recevoir madame Manson. Le 31 juillet elle vint chez lui, et, assurant qu'elle connaissait à peine M. Clé E mandot, elle nia lui avoir jamais rien confié au sujet de l'assassinat de M. Fualdès Le lendemain, 1er août,. elle eut une nouvelle entrevue avec M. le préfet; elle commença par reconnaître qu'elle avait en effet raconté à M. Clémandot la plupart des choses contenues dans sa déposition; mais, en même temps, elle soutint qu'elle avait seulement cherché à l'intriguer par une histoire inventée à plaisir. M. Clémandot survint; M. le préfet le mit en présence de madame Manson, et elle reconnut que cet officier n'avait réellement rien répété que ce qu'elle lui avait dit dans leur conversation. « Je cherchai alors, dit M. le préfet (1), à faire apercevoir à madame Manson combien il était peu probable qu'elle eût, de gaîté de cœur, fabriqué une pareille histoire à M. Clémandot. M. son père la menaça de toute son indignation si elle ne disait pas la vérité; elle était fort émue. Je restai seul avec elle, et la conjurai de m'accorder sa confiance. Elle me dit souvent: Mais pourquoi veut-on que je témoigne? n'en sait-on pas assez sur cette affaire? Je n'ai rien vu, rien entendu ; je n'ai connu personne. La veille, elle avait dit: Je n'ai point été chez Bancal; mais, dans le cas contraire, la mort ne m'en ferait pas convenir. » Je fis sentir à madame Manson qu'elle devait toute sa confiance à M. son père. Elle consentit enfin à faire ses aveux devant lui, mais elle y mit pour condition qu'on ne la séparerait pas de son enfant, et qu'on lui assurerait les moyens de pourvoir à son existence. (1) Dans son rapport à S. Exc. le ministre de la police générale. M. Enjalran s'y engagea quand je l'eus mis au fait, et elle répéta devant lui qu'elle s'était en effet trouvée chez Bancal dans la soirée du 19 mars, mais qu'elle n'avait reconnu personne. » Je proposai à madame Manson de nous suivre dans cette maison, pour reconnaître les lieux. Elle y consentit, et le soir même je l'y conduisis, accompagnée de MM. Enjalran, Julien et Bruguière. Nous étions depuis peu d'instans dans la salle basse, où il paraît que l'assassinat avait été commis, quand je vis madame Manson pâlir, trembler; peu après elle tomba à la renverse; nos soins la firent revenir. Elle crut reconnaître le cabinet où elle avait été jetée, et où il y avait un fourneau près de la fenêtre. M. Julien, s'y étant enfermé, se convainquit que de ce cabinet il était facile d'entendre ce qui se disait dans la salle. Cependant madame Manson, toujours plus agitée, me répétait : Sortons d'ici, je vous en conjure; ramenezmoi, je mourrai si je reste ici. Nous fûmes dans la cour; elle la reconnut, ainsi que l'entrée de l'allée. C'était dans cette allée même, et au moment d'en sortir, qu'elle fut, nous dit-elle, saisie et entraînée dans le cabinet. Elle remarqua l'escalier, et dit : Je suis bien súre de n'avoir pas monté de marches. » Voyant l'effet que la vue de ces lieux produisait sur madame Manson, je la ramenai chez moi en sortant; et toujours en présence de MM. Enjalran et Julien, dont les exhortations secondaient puissamment les miennes, j'essayai de profiter de la disposition de son esprit, pour obtenir de nouveaux aveux. Je ne pou vais douter qu'il ne lui eût été fait des menaces terribles; elle en convint enfin, mais en assurant que l'homme qui l'avait tirée de ce lieu d'horreur n'avait pas prononcé une parole, et lui avait seulement remis, en la quittant, ces mots écrits sur un chiffon : Si tu parles, tu périras! Il était tard, madame Manson se retira; M. Julien lui donnait le bras, et il peut se rappeler qu'elle lui dit, en traversant ma cour: «< Avec la manière dont M. le préfet s'y prend, il me fera tout dire. >> » Le lendemain, 2 août, je la fis prier de revenir; je comptais sur les utiles réflexions que la nuit pouvait avoir amenées, et ne voulais point lui laisser le temps de recevoir de mauvais conseils. Elle vint, et notre conférence dura huit heures. » Madame Manson commença par me prier de ne la jamais remener dans la maison Bancal; elle revint plusieurs fois sur cet article. Nous reprîmes la conférence au point où elle était restée la veille. Elle m'insinua que la vue de son père l'intimidait; sur ma prière il s'absenta, ainsi que M. Julien. !! » Je considérai attentivement madame Manson; son anxiété était visible, et l'altération de ses traits manifestait le violent combat qui se passait en elle. Je lui dis tout ce que la circonstance devait nécessairement m'inspirer; elle parut vivement touchée de la sensibilité que je lui témoignai. J'aime à croire que c'est à ce sentiment que je dus sa confiance; mais il est sûr qu'en ce moment le geste, l'accent de madame Manson, portaient un caractère de vérité que je crois impossible |