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tiennent ce langage, je leur demanderai de nous expliquer un phénomène qui n'est pas rare, de nous dire comment il arrive que ce somnambule, leur ami leur parent peut-être, va se livrer, à son insu, à une série d'actes qui semblent lui supposer la plénitude de

sa raison?

» Et pourtant si cet homme, dans un tel état, commettait un meurtre (les exemples en sont nombreux), est-ce qu'on le lui ferait payer de sa tête?

» De même, nous avons vu dernièrement dans les journaux, qu'un homme de cette ville, dans un accès de fièvre chaude, avait pris la précaution de faire sortir sa femme sous un prétexte qu'il avait imaginé, puis avait soigneusement barricadé la porte de sa chambre, et s'était précipité d'un quatrième étage.

» Hé bien! si cet homme, dans sa chute, avait tué quelqu'un au lieu de se tuer lui-même, est-ce qu'on l'aurait livré au bourreau, en expiation de la présence d'esprit qu'il avait montrée dans les préliminaires de l'action?

>>

Mais, Messieurs, on reconnaît en médecine deux espèces particulières, deux variétés de l'aliénation mentale, dont les manifestations sont bien plus étranges encore, et m'ont paru de nature à jeter le plus grand jour dans la cause actuelle. On désigne l'une sous le nom de folie raisonnante, et l'autre sous le nom de manie sans d'élire. »

Ici l'avocat expose ce que le docteur Pinel entend par ces deux sortes de folies. Il cite différens passages empruntés aux observations de ce savant, et desquels

il résulte que, dans la folie raisonnante, l'aliéné fait les réponses les plus précises aux questions des curieux; il est même susceptible d'écrire des lettres comme si son entendement était parfaitement sain, et cependant, dit le docteur Pinel, il est souvent susceptible aussi des actes de la plus grande violence. M° Paillet emprunte au même docteur, à l'appui de cette assertion, une anecdote qui confirme cette opinion.

» Ainsi, Messieurs, continue l'avocat, il n'y a rien à conclure contre la réalité de l'aliénation mentale, de ce que dans l'accès même, et à plus forte raison dans ce qui l'a précédé ou suivi, l'aliéné aurait tenu certains discours ou fait certains actes qui supposeraient encore de la rectitude dans ses idées.

>> Mais combien cette démonstration ne va-t-elle pas devenir plus frappante, lorsque nos docteurs vous auront entretenus de ce qu'ils nomment manie sans délire, et vous en auront signalé les principaux phénomènes.

» Cette variété de l'aliénation mentale a été, de la part du docteur Pinel, l'objet d'une étude spéciale et des observations les plus lumineuses. »

Me Paillet se livre de nouveau à l'examen de ce que les hommes de l'art appellent la manie sans délire; manie, qui, d'après le docteur Pinel, a conduit au supplice une foule de déplorables victimes qui méritaient plutôt la commisération publique que la vindicte des lois. L'orateur fortifie les observations du savant Pinel de celles de médecins non moins célèbres. Il cite successivement les remarques des docteurs Fodéré, Esquirol, Orfila, et de plusieurs mé

decins étrangers, d'où il résulte, en somme, que la constitution mélancolique est la cause fréquente des écarts les plus extrêmes et des idées les plus exagérées, et peut porter le malade à commettre, même de sang-froid, des crimes atroces, suivant les idées involontaires qui lui sont suggérées.

» Or, je le demande, Messieurs, dit l'avocat, en appliquant à Papavoine les scientifiques observations qu'il a recueillies, fut-il jamais constitution plus éminemment mélancolique que celle de l'accusé? C'est ce qui frappait à la première vue tous ceux qui eurent avec lui des rapports quelconques.

» Et quant à l'hypocondrie, les docteurs Mersey et Boudon en ont remarqué chez lui les symptômes les plus prononcés.

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Que sera-ce donc, lorsque des chagrins de toute nature feront fermenter ce levain funeste?

» Car, parmi les causes accidentelles de l'aliénation mentale, il n'en est aucune, au témoignage de tous les médecins, qui exerce des ravages plus désastreux sur nos facultés morales que les chagrins domestiques.

» C'est une vérité écrite à chaque page des traités de médecine; elle est d'ailleurs trop frappante par ellemême pour ne pas vous épargner ici des citations que peut-être on me reproche déjà d'avoir trop multipliées.

>> Des chagrins! mais en éprouva-t-on jamais de plus profonds, de plus cuisans, de plus opiniâtres, et en même temps de moins mérités que Papavoine?

>> Un oncle avec qui il avait entretenu, dès l'enfance, les rapports de la plus intime amitié, dont le crédit

pouvait d'ailleurs favoriser son avancement dans la carrière administrative, cet oncle meurt tout-à-coup. Sa succession, qu'on devait croire opulente, ne présente que des dettes. Il y a plus : cet oncle a fait un tel usage de la procuration illimitée que lui a donnée M. Papavoine père, que celui-ci se trouve tout-à-coup grevé, écrasé d'emprunts dont il n'a pas profité; ainsi, l'accusé voit à la fois la mort et la ruine de son oncle, entraînant après elles la ruine complète de ses père et

mère.

» Arrive bientôt la mort de son père; et on vous a dit, Messieurs, si cette nouvelle fut douloureuse à son cœur!... C'est alors qu'esclave de sa parole, il se sépare d'une administration à laquelle il tient autant par ses espérances que par ses souvenirs. Il va se livrer à un commerce étranger à ses études, à ses goûts, à ses occupations antérieures; mais l'espoir d'un meilleur avenir soutient son courage, lorsque tout-à-coup une décision froudroyante vient renverser de fond en comble cet établissement auquel il a tout sacrifié.

» Bientôt il veut rentrer dans cette place qu'il a naguère abdiquée; il veut assurer un morceau de pain à sa vieille mère!... Hé bien! cette dernière ressource lui échappe encore; la carrière lui est fermée sans retour.

» Messieurs les jurés, de telles infortunes auraient ébranlé, bouleversé l'imagination la plus fortement constituée; et voilà qu'elles agissent, ces infortunes, sur l'homme que le sang qu'il a dans les veines, son tempérament, son caractère, ont si essentiellement prédestiné aux affections mentales !

>> Aussi quels ravages!

» De là cette première maladie dont il est atteint en avril 1823 tout est pour lui matière à soupçons et à terreurs; ses meilleurs amis en veulent à ses jours; son oncle, son frère, ressuscités pour lui, habitent sa chambre, sont incessamment à ses côtés!...

» De là cette taciturnité sombre, ces invincibles insomnies, ces promenades solitaires, ces exclamations du plus profond désespoir, cette démonstration délirante de l'existence actuelle de son oncle et de son frère; enfin tous ces désordres physiques et moraux qui signalent les derniers jours de sa résidence à Mouy, et l'assiégent encore à Beauvais; désordres qui, tous, sans exception, appartiennent à l'histoire de l'aliénation mentale. »

Ici le défenseur emprunte de nouveaux éclaircissemens aux docteurs qui se sont occupés plus spécialement des maladies mentales.

<< Messieurs les jurés, vous avoir mis ces tableaux sous les yeux, n'est-ce donc pas vous avoir retracé, avec la plus exacte fidélité, tous les antécédens de l'accusé?

» Ah! j'en adjure ici les médecins qui peuvent m'entendre qu'ils nous disent donc s'ils virent jamais dans le même sujet causes plus efficaces, symptômes plus caractérisés, enfin manifestation plus flagrante de la maladie!

» Mais j'entends encore une objection: Pourquoi frapper des enfans plutôt que de grandes personnes? » Et moi je dis à la foudre : Pourquoi as-tu frappé tel édifice plutôt que tel autre?

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