d'abord incompréhensible, attira sur lui les regards de la justice, et procura les plus étranges découvertes. Dans le cours de l'été, le 17 juin 1820, vers les cinq heures du soir, le sieur Berthier, chapelier à SaintRambert, village situé sur les bords de la Saône, près de Lyon, fut prévenu qu'un monsieur bien vêtu venait d'emporter son enfant, et que déjà sa femme était à sa poursuite. Berthier, sans veste et sans souliers, court aussitôt. Il rencontre sa femme; plusieurs ouvriers de manufactures voisines leur apprennent que le ravisseur suivait la rive droite de la Saône. Ils arrivent au port de la Glaire, où, un instant auparavant, l'inconnu venait de s'embarquer; ils traversent la rivière, accompagnés de trois des ouvriers qui l'avaient vu passer. Arrivés au port de la Feuillée, ils aperçoivent le bateau qui l'avait traversé à la douane. Ils traversent tous à leur tour; mais le voleur fuyait rapidement devant eux; ils courent jusqu'au pont de bois. Là, Berthier, tout haletant, épuisé par la fatigue et le désespoir, perd subitement ses forces; il ne peut aller plus loin. Il envoie les préposés aux portes de Saint-Georges et de la Guillotière, quand il s'entend appeler vivement du côté du pont Tilsitt. Ces cris raniment son courage: il court; il arrive à la porte d'un café; on lui dit: Il est là. Berthier, hors de lui, entre furieux, et allait porter un coup de bâton sur la tête de l'inconnu, lorsque plusieurs personnes retiennent son bras. Le voleur profite de ce moment d'agitation et se sauve. On le poursuit; enfin on l'arrête dans l'allée d'une maison. Conduit devant le commissaire de police, et interrogé sur le motif qui lui avait fait enlever cet enfant, il répond qu'on lui en avait volé un, et qu'il en avait pris un autre. Au moment de l'arrestation, l'enfant avait aux jambes des bas bleus que le voleur lui avait mis; plusieurs autres objets d'habillement trouvés dans les poches de cet homme annoncèrent qu'il voulait changer le costume de l'enfant. Ou ils se trouvèrent trop étroits, ou il n'eut pas le temps d'en faire usage. On apprit presque aussitôt qu'à Saint-Rambert, quelques heures avant l'enlèvement, l'inconnu n'avait cessé de se promener dans la rue principale, attirant à lui les enfans, soit en les caressant, soit en leur donnant des bonbons. Le petit Berthier s'étant laissé plusieurs fois prendre par la main, fut bientôt enlevé, chargé sur les épaules du ravisseur et emporté. On remarqua avec un étonnement que fit cesser la suite de l'affaire, que, loin de résister, de se débarrasser ou de crier entre les mains de l'étranger, l'enfant s'y endormit presque aussitôt ; que, dans le trajet de Saint-Rambert à Lyon, il fut vu dans le même état de sommeil; ce qui donnait à penser que, pour empêcher ses cris ou sa résistance, l'étranger lui avait fait avaler quelque substance soporifique, mêlée peut-être aux bonbons qui l'avaient attiré. Quel pouvait être le but de l'inconnu dans l'enlèvement du jeune enfant? Cette question était déjà un sujet de perplexité qui s'accrut encore après la déclaration de l'individu arrêté, qu'il se nommait Pierre-Claude Chevallier, en possession, à la préfecture du Rhône, de la place de sous-chef au bureau des finances. Cette nouvelle excita une surprise universelle; l'action de Chevallier était avérée; la rumeur publique s'exerça d'abord sur le motif, et bientôt fouilla toute sa vie depuis son arrivée à Lyon. Un vague singulier entoure son nom, sa personne; mille bruits défavorables circulent sur son compte; des faits se racontent, des témoins se présentent ; des demi-plaintes arrivent aux oreilles de l'autorité. Ce n'est plus du vol d'un enfant qu'il s'agit: on murmure les mots d'empoisonnement, d'infanticide. S'il faut en croire les premiers bruits qui sont recueillis, Chevallier n'a cessé de commettre des crimes depuis qu'il est à Lyon. Sa maîtresse, dans la fleur de l'âge, a été empoisonnée; sa première, sa seconde, sa troisième femme, ont éprouvé le même sort; et, pour comble d'atrocité, il a été le bourreau de son enfant. Tant d'horreurs étonnent, effraient et soulèvent l'indignation générale. La justice reçoit de toutes parts de nouvelles informations qui semblent confirmer ce qu'elle sait déjà; chaque instant vient révéler quelque circonstance importante. Enfin, « si les morts, dit l'acte d'accusation, où nous puisons ces détails, si les morts ne sortent pas de leurs tombeaux, une multitude de documens épars se réunissent pour prouver qu'une main homicide les y a fait descendre. L'enfant volé n'est plus que l'instrument dont la Providence semble s'être servi pour mettre les hommes sur la voie de découvrir un grand coupable. Cependant Chevallier, en prison, en butte au mépris et à toutes les investigations les plus outrageantes, rassuré d'ailleurs par les anciennes apparences de bonne conduite qu'il croyait devoir toujours militer en sa faveur, se hâta d'abord de se justifier du vol du jeune Berthier; il fit parvenir à cet effet à M. le lieutenant général de police, un long mémoire qui, loin de répondre à ses vues, devint au contraire un des plus sûrs étais de l'accusation dirigée contre lui. Si on l'en croit, un enfant qu'il avait eu de son mariage avec Marguerite Pizard, avait deux ans quand ille plaça en nourrice à Villeurbanne. Ayant appris qu'il manquait de soins, il alla le retirer, et le 2 août 1819, à sept heures du soir, il traversa le pont de la Guillotière, en revenant de Villeurbanne, dans l'intention de le placer chez une nourrice nouvelle, dont il ne peut indiquer le nom. Au lieu de coucher à Lyon, il préféra le même soir aller coucher à la Demi-Lune, sur la route de Tassin, d'où il partit le lendemain, jeudi 3 août, se dirigeant sur Pollionnay, qui n'en est éloigné que de deux lieues. La chaleur et la fatigue de la route lui otèrent presque toutes ses forces; les vapeurs du vin qu'il avait bu lui montèrent au cerveau. Il était dans cet état, continuait-il dans son mémoire, lorsqu'il s'égara dans un chemin de traverse, près d'une colline, au milieu d'épaisses broussailles. Alors une branche qu'il n'avait pu éviter, vint frapper son enfant, le réveilla et le fit chanceler; il voulut retenir le mouvement de la tête qui entraînait le reste du corps; mais il ne vit pas une cavité remplie d'herbes glissantes qui était sous ses pieds; il tomba brusquement; l'enfant lui échappa, roula beaucoup plus bas que lui, et ne fit entendre aucun cri, parce que, suivant toute apparence, sa tête avait frappé contre un rocher. Étourdi de sa chute, égaré par le désespoir, il perdit la tête et la raison; dans cet état, la nuit vint le surprendre. Il appela à son secours, et sa voix ne fut pas entendue; il fit des recherches au milieu de l'obscurité pour trouver son fils, mais elles furent vaines. Navré de douleur, il revint à Lyon, dissimula son chagrin, fit la faute de ne pas faire la déclaration de son malheur, et enfin, le dimanche suivant, essaya de nouvelles recherches qui furent sans résultat. Il terminait en disant qu'il avait sansdoute fait une faute répréhensible en enlevant l'enfant des époux Berthier, mais qu'il y avait été poussé par l'idée de réparer la perte douloureuse qu'il avait faite du sien. Les contradictions et les invraisemblances dont fourmille ce récit ne pouvaient échapper à l'œil des magistrats. On voulut s'assurer si les détails en étaient vrais; loin de là, les éclaircissemens que recueillit la justice vinrent les démentir, et prouver jusqu'à l'évidence que Chevallier n'avait commis un nouveau crime que pour en cacher un précédent. On répondit à cet accusé, et cela par des faits, et avec toute la puissance de la raison : « Il était de votre devoir de coucher à Lyon; vous y aviez votre domicile. La nuit allait commencer. Pollionnay n'était qu'à trois lieues de Lyon; la journée du lendemain était plus que suffisante pour y aller et en revenir. Mais ensuite, que d'absurdités contient votre prétendue justification! |