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» Vous couchez à la Demi-Lune, sur la route de Tassin? A Tassin, à la Demi-Lune, aucun aubergiste ne vous a vu; vous n'avez été reçu par aucun fermier; vous n'avez été vu de personne.

>> La route et la chaleur affaiblissent vos forces? A trente-cinq ans, sans douleurs, en plein jour, au mois d'août, sur une route de poste, on peut faire deux lieues sans être épuisé.

>> Le vîn vous monte au cerveau? Votre repas et celui de votre enfant, le vin que vous avez bu, tout n'avait coûté que douze sous, c'est vous-même qui nous l'apprenez: comment croire à une indigestion ou à un commencement d'ivresse?

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>> Vous vous égarez? C'est impossible, la route est superbe, presqu'en droite ligne, bordée de haies ou d'habitations fréquentées à toutes les heures du jour et de la nuit; couverte, surtout un jour ouvrable, de voyageurs, de paysans, d'agriculteurs et de voituriers.

« Vous parlez de broussailles, de colline, de précipices? Il n'y a point de broussailles, la colline est inconnue, il n'y a nulle part de ravins ou de précipices.

>> Une branche frappe votre enfant; il glisse sur l'herbe, l'enfant roule plus bas que vous? Invraisemblance choquante; absurdité; imagination maladroite; ignorance des premières lois de la gravitation.

>> L'enfant ne profère aucun mot, ne pousse aucun cri? Hélas! il fallait bien donner une cause quelconque à la mort de l'infortuné; rien de plus simple alors que de faire frapper sa faible tête contre un rocher!..... Mais non, ne nous abusons point: le malheureux a sans doute été précipité dans l'une de nos rivières (cette prévision a depuis été justifiée) ou enfoui secrètement dans quelque lieu écarté.

>> La nuit vous surprend ? Ici encore, quelle absurdité plus frappante que toutes les autres! Dans un des plus grands jours de l'année, la nuit surprend un voyageur qui, dans la force de l'âge, n'a que deux lieues à faire pour arriver au terme de sa course! En ne faisant qu'un quart de lieue toutes les deux heures, il employait à peine la moitié du jour; mais dans votre plan la nuit était nécessaire, il la fallait à tout prix.

>> Vous vous faites beaucoup de mal en tombant? Mensonge manifeste: vous vous remettez en route, vous rentrez dans votre domicile, vous vous remettez à votre bureau. Personne ne vous a vu ni souffrant ni blessé; votre attitude est ferme, vous ne vous plaignez point; vos traits ne sont point altérés.

>> Vous perdez la raison? Excuse fausse et frivole. En pareil cas, au contraire, la nature donne des forces, rend ingénieux, inspire de grands sentimens. L'enfant, il est vrai, était tombé, mais la pente n'était point perpendiculaire; il avait pu se blesser, se déchirer la figure ou les mains, mais sa mort était en quelque sorte impossible. Dans tous les cas il fallait faire des recherches incontinent.

>> Le pays vous est inconnu, vous tremblez de faire des recherches? Un père qui tremble pour ses jours quand il s'agit de sauver ceux de son enfant! Oh! ici,

plus que partout ailleurs, on est frappé du système déplorable que vous soutenez.

» Le pays vous est inconnu, il est difficile ? Et vous revenez à Lyon sans difficulté et sans obstacle.

>> Vous dissimulez votre chagrin? Et pourquoi le dissimuler? pourquoi cacher votre malheur? pourquoi non-seulement éviter de faire à l'autorité une déclaration, mais même d'ouvrir la bouche sur un événement si affreux?

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Pourquoi ne pas montrer des larmés naturelles et honorables? pourquoi...? C'est que ce n'était pas un malheur qui venait d'avoir lieu, c'était un crime épouvantable qui venait d'être commis. Il fallait en dérober jusqu'aux moindres traces; et jamais vous n'auriez reparlé de votre enfant, si l'événement de SaintRambert ne vous avait obligé à rompre le silence. »>

Ainsi tous les argumens employés par Chevallier pour sa justification étaient rétorqués à sa charge, et établissaient d'une manière incontestable le crime par lui commis sur la personne de son enfant. Mais ce n'était pas là que devaient s'arrêter les recherches de la justice. On disait que l'accusé n'avait pas droit au nom qu'il portait; ce point était important à éclaircir, et c'est dans ce but qu'on lui fit subir un interrogatoire le 21 juin. Chevallier soutint qu'il était de Lyon, et né dans la paroisse Saint-Pierre. D'après lui, son père et sa mère n'existaient plus; l'un était mort en 1792, l'autre en 1793. Son père, ouvrier en soie, demeurait dans la rue de l'Arbre-Sec. Il n'avait plus de parens à Lyon, et n'en avait conservé que dans

le département de l'Isère, lieu de naissance de son père. Ayant quitté Lyon à l'âge de huit ans, avec un de ses oncles qui le conduisit à Saint-Domingue, ses frères et sœurs moururent pendant son absence, qui se prolongea jusqu'en l'année 1801, époque à laquelle il s'embarqua pour revenir en France. Dans la traversée ils eurent le malheur d'être pris par les Anglais. Alors son oncle vint à périr, il ne sait comment; pour lui il resta à Portsmouth, et obtint ensuite la liberté par le moyen d'un échange. De retour en France, où il débarqua à Morlaix, il prit du service comme tambour dans la 85e demi-brigade, et fit la guerre en Hollande, en Espagne, à Saint-Domingue. Enfin en 1811, et pour cause de douleurs rhumatismales, il obtint son congé à Napoléon-Ville.

Le temps des révélations et la découverte de la vérité n'étaient pas encore arrivés. Chevallier persista dans son système, il fournit même des preuves à l'appui; et la justice, dépourvue des moyens de reconnaître la fausseté de son roman, tourna ses regards d'un autre côté. Il lui importait de recueillir avec exactitude les documens, les circonstances, les moindres indices relatifs aux empoisonnemens imputés à Chevallier. L'information, dirigée avec une sage lenteur, ne tarda pas à avoir des résultats satisfaisans.

Chevallier, dont la vie antérieure à son arrivée à Lyon resta long-temps encore un mystère, y avait été rejoint, au mois de mai 1812, avant son premier mariage, par une jeune Hollandaise restée veuve à vingtdeux ans, d'un officier nommé Debira, et que précé

demment il avait connue à Anvers. C'était une fort jolie femme, d'une excellente santé ; ses grâces, sa beauté, lui avaient acquis le nom de la Belle Hollandaise. Chevallier et elle vivaient ensemble. Le premier semblait partager l'amour qu'il avait inspiré à sa maîtresse, quand toutà-coup celle-ci fut prise d'une violente inflammation de bas-ventre, et ressentit les douleurs les plus vives.

M. le docteur Dittmar fut appelé; il ordonna quelques remèdes qui devaient infailliblement calmer cette inflammation; mais après quelques visites, voyant au contraire que le mal était loin de diminuer, il ne put s'empêcher d'en témoigner son étonnement à Chevallier, en lui disant : Il faut qu'elle boive ou qu'elle mange quelque chose qui irrite son mal. Chevallier, • sans se déconcerter, répond: Elle boit en effet de l'eaude-vie.-Et comment! vous ne pouvez donc pas l'en empêcher? Non, Monsieur, elle en envoie chercher quand je suis dehors. M. Dittmar ajouta que, si elle continuait, elle finirait par en périr. Puis, s'approchant en particulier de la malade, il lui fait des reproches sur son imprudence; et la jeune Hollandaise lui assure que, depuis très-long-temps, elle n'a point bu d'eaude-vie.

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Cette réponse était de nature à exciter les plus graves soupçons; de plus, la dame Jouvenne, chez laquelle demeuraient Chevallier et sa maîtresse, avait remarqué que, lorsqu'elle montait, il évitait toujours de se montrer, et se cachait derrière un placard. Néanmoins on ne jugea point que ces circonstances fussent suffisantes pour motiver une accusation capitale.

I.

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