L'impression produite par cette longue et brillante improvisation fut telle, que la séance resta un instant suspendue. M. le président du Conseil n'attendit pas, pour monter à la tribune, que le calme fut rétabli, et malgré l'agitation qui régnait encore dans toute l'enceinte, il essaya, non de repousser les accusations de l'honorable député, mais de détruire l'effet produit par l'ensemble de son éloquent discours, en montrant que les coups portaient moins ici sur le ministère actuel que sur la révolution de juillet elle-même. M. Odillon-Barrot, partisan dévoué des principes de juillet, regardait pourtant comme profondément patriotiques, les paroles de M. Berryer. En effet, ne pouvait on aimer son pays sans exalter la politique du ministère ? Après cet hommage rendu au grand orateur l'honorable membre appelait l'attention de la Chambre sur le caractère général de notre politique et sur l'ensemble de la situation. A son avis, la politique qui voulait rester à Ancône n'était pas la même que celle qui l'avait abandonné sans garanties; celle qui voulait intervenir en Espagne différait de celle qui avait prononcé ce mot: jamais. En un mot l'identité que M. Molé essayait d'établir entre les ministères qui se sont succédés depuis huit ans, n'avait jamais existée. La révolution de juillet avait écarté la sainte alliance par le quadruple traité, et cette politique logique et naturelle s'était évanouie dans de misérables discussions sur le texte du traité. M. Barrot concevait encore le système d'un isolement égoïste, après tant de sang versé et de sacrifices accomplis par la France pour des peuples sans gratitude; mais le système du Cabinet, qui consistait à se trouver engagé alors qu'il s'agissait d'abandonner son principe et de retirer son drapeau, et qui ne se trouvait plus engagé lorsqu'il fallait au contraire faire triompher ce principe, c'était un système bâtard, qui nous aliénerait nos amis sans nous rattacher aucun de nos ennemis. L'orateur quittait la tribune en signalant la politique trop personneile des ministres renouvelée des derniers temps de l'empire, comme une des causes de la crise actuelle. Les prétextes et les apparences de raison dont le discours de M. Berryer avait pu être revêtu, semblaient à M. Guizot un nouveau grief contre le Cabinet; en effet, à quoi les attribuer, sinon à la politique des hommes du 15 avril. L'orateur se flattait hautement, il est vrai, d'avoir soutenu la politique de la paix et de l'avoir fait triompher de 1830 à 1835; mais il repoussait toute assimilation de son système avec celui du ministère qui avait fait disparaître notre influence de tous les lieux où elle avait été portée par la force de notre révolution. C'est donc au nom de l'honneur du pays et de ses véritables intérêts; au nom de son propre honneur qu'il protestait contre les actes du ministère et votait pour le paragraphe de l'Adresse. M. le garde-des-sceaux releva l'accusation et fit un reproche à l'honorable préopinant de son langage indécis. Pourquoi n'avoir pas osé dire nettement que les 24 articles n'étaient pas obligatoires? Les textes et les conventions qui liaient le pays, étaient la complète justification du Cabinet. A ces raisonnements, M. Thiers opposait que de trois systèmes nés de notre révolution, le système de l'enthousiasme et de la propagande, celui des alliances naturelles et celui de l'isolement, le pouvoir actuel avait adopté le dernier, en renonçant à des alliances utiles à la France. Nous étions redevables à la même politique du refroidissement de l'Angleterre, qui nous avait cependant accompagnée à Anvers. Ce n'est pas ainsi que nous devions agir pour conserver l'amitié d'un grand peuple; il fallait faire des efforts quand il en faisait, et ne pas l'abandonner et le compromettre dans des questions qui étaient les nôtres encore plus que les siennes; il fallait suivre l'exemple des Cabinets du nord et se concerter en Occident sur toutes les affaires importantes, sur toutes les graves résolutions. Rien de tout cela n'avait été essayé par le ministère; il appartenait à une Chambre patriotique et prévoyante de redresser une politique qui fléchissait chaque jour davantage. La liste des orateurs inscrits étant épuisée, M. le président relut l'amendement de M. Amilhau et le mit aux voix; 219 contre 210 voix sur 429 votants, prononcèrent le rejet. Ce résultat fut proclamé au milieu de la plus bruyante agitation. 17 Janvier. - Le second paragraphe du projet de la commission, relatif au rang que la France devait occuper en Europe, donna lieu à M. Cunin-Gridaine de récapituler les divers votes de la Chambre. Il en résultait qu'elle avait accordé son suffrage au ministère sur les points suivants : les conférences reprises à Londres, l'évacuation d'Ancône, enfin la question suisse. L'orateur espérait donc que malgré la décision de la veille, contre l'amendement Amilhau, la Chambre n'adhérerait pas au paragraphe de la commission, qui enveloppait d'un blâme général la politique suivie par le Cabinet. M. Vivien prit acte de cet aveu, duquel il ressortait que le Cabinet, dans l'opinion même de la Chambre, n'était pas suffisamment jaloux de notre dignité, ni gardien assez fidèle de nos alliances. On ne pouvait revenir sur cette discussion, qui portait, non sur des faits, mais sur l'ensemble de la politique du ministère. La difficulté était tranchée ; il n'y avait plus à discuter. M. le président du Conseil n'admettait pas cette interprétation des votes de la Chambre : le Cabinet n'avait-il pas obtenu l'adhésion de l'assemblée pour tous les actes de politique extérieure. Comment serait-il possible maintenant de se prononcer contre une marche que l'on avait approuvée après la plus sévère discussion? comment pouvait-on dire que le Cabinet avait laissé décheoir la France du rang qui lui appartient? D'ailleurs, il était étrange que la question des alliances fût sans cesse portée à la tribune par des hommes qui n'étaient pas assez dans le secret de l'État pour asseoir à ce sujet une opinion définitive. Placé à la tête des relations extérieures, le ministre connaissait sans doute mieux la marche des choses. Eh bien! il le proclamait en son âme et conscience, la situation était plas satisfaisante que jamais, et si elle avait pu être compromise, elle ne l'eût été que par l'un des anciens membres du Cabinet. Aussi vagues et aussi vaines étaient les allégations de l'opposition au sujet des affaires d'Orient. M. le comte Molé avait donc l'espoir que la Chambre ne blâmerait pas en général ce qu'elle avait approuvé dans une discussion successive, et de la manière la plus explicite: ce serait se déjuger. M. Thiers, dans sa réprobation absolue du système actuel, devait naturellement chercher à expliquer les votes de la Chambre d'un point de vue différent; il comprenait, devant telle ou telle faute de détail, l'hésitation de certains hommes sages et modérés à condamner la conduite du gouvernement. Cependant, il y avait au fond des âmes un sentiment commun de regret à la vue de l'état de faiblesse où la France était réduite. Si les fautes du pouvoir, isolées, n'étaient point flétries de tous, rapprochées, elles révélaient une tendance, et dès-lors étaient sans excuse. M. Thiers précisait ensuite ses allégations que le chef du Cabinet avait qualifiées de vagues et de vaines à l'occasion du refroidissement de l'alliance anglaise. En 1855 et en 1838, le discours du trône s'était tu sur l'Angleterre. Plus tard, cette nation s'était prononcée contre nous dans la question belge, et elle s'était entendue avec l'Autriche relativement à l'Orient et aux bouches du Danube, sans mettre la France en tiers avec elle. Du reste, il était désormais acquis que le gouvernement se montrait aussi peu jaloux de notre dignité que de nos alliances.. M. le comte Molé repoussait le raisonnement de M. Thiers comme contraire à la logique, et, tout en tenant compte de la différence d'intérêts de la France et de l'Angleterre, il affirmait qu'en Orient nous avions associé nos prévisions à celles de la Grande-Bretagne. « Au surplus, ajoutait le chef du Cabinet, c'est à la Chambre à dire qui se trompe et qui a raison; vous allez prononcer, par le jugement que vous allez rendre, sur la politique du Cabinet au dehors, d'une manière définitive et sans appel. Avant de quitter cette tribune, je le déclare de nouveau et en toute franchise, vos votes sur la Belgique, sur Ancône, sur la Suisse, sont perdus pour nous, si celui que vous allez rendre nous est contraire, c'està dire si vous adoptez le paragraphe de votre commission." Plusieurs orateurs se pressèrent en même temps à la tribune. M. Piscatory, usant de son droit, parvint enfin à se faire entendre. Après avoir commenté le rejet de l'amendement de M. Amilhau, il applaudit au paragraphe de la commission. Ce n'était pas une attaque dirigée contre le ministère, mais bien un témoignage de l'opinion publique en France et de nos sentiments vis-à-vis de l'étranger. L'opposition rencontra un adversaire redoutable en M. de Lamartine qui attribuait à la situation de l'Angleterre, et non à la politique du Cabinet la tiédeur de notre alliance avec elle. Les embarras de la Belgique remontaient, suivant lui, aux traités de 1815, acceptés en 1830; et désirant d'ailleurs ne point voir un Cabinet de paix se changer en un Cabinet de guerre, l'orateur repoussait un |