Le public croit généralement que tous les industriels font des fortunes considérables. C'est vrai de quelques-uns, leur situation les signale précisément à l'attention publique, et l'on généralise. Ils forment cependant l'exception. L'industrie est une lutte perpétuelle dans laquelle il est difficile d'être toujours vainqueur. L'expérience démontre que le plus grand nombre des établissements industriels finissent tôt ou tard par la liquidation ou la faillite. Il y a donc une loi économique providentielle qui maintient dans un certain rapport le gain de la généralité des travailleurs et le coût de l'existence. Aussi, depuis que le monde existe, l'humanité, au milieu de vicissitudes diverses, a toujours trouvé dans le travail le moyen de vivre, et l'on peut considérer comme absurde, parce qu'elle est irréalisable, l'hypothèse d'une baisse générale des salaires au dessous des besoins ordinaires de l'existence (1). Nous ferons remarquer que dans les considérations qui précèdent, nous avons toujours eu soin de parler des travailleurs en général, car ce qui est vrai de la généralité ne l'est point nécessairement de chaque individu considéré isolément. Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Or, le pauvre est précisément celui qui, par suite de circonstances diverses, ne trouve pas dans son salaire de quoi soutenir son existence et celle de sa famille. On ne peut donc pas dire avec vérité qu'il est de la nature du travail de faire vivre chaque travailleur, c'est vrai seulement de l'ensemble des travailleurs. Ce principe ne s'applique donc pas nécessairement dans les relations de tel patron avec tel ouvrier. (1) La question sociale n'est pas née de l'insuffisance des salaires, les statistiques pour la France et la Belgique demontrent que depuis le commencement du siècle la hausse des salaires a été proportionnellement plus considérable que le renchérissement de la vie, en sorte que dans l'ensemble, la situation matérielle des ouvriers est meilleure qu'au commencement du siècle. Mais en est-il de même de la situation morale et religieuse? Là est comme le proclame l'Encyclique, la véritable cause de la guerre sociale. Moyen pratique de déterminer le juste salaire. Lorsque l'économiste, recherchant la cause des dissemblances que l'on rencontre entre les différents salaires soit dans une même industrie, soit entre les diverses professions, étudie les éléments qui concourent à la détermination des salaires de chaque classe de travailleurs, il constate que ces éléments sont l'utilité du travail, l'habileté de l'ouvrier, les dangers ou les difficultés de l'opération, l'offre et la de'mande et aussi les besoins généraux d'une famille ordinaire d'ouvriers, suivant les temps et les lieux (1). Mais cette étude spéculative ne lui donnera pas de chiffre; eile lui révélera seulement les circonstances qui influent sur le taux comparatif des salaires; jamais elle ne lui fournira les éléments nécessaires pour traduire à priori en argent la valeur d'un travail déterminé. En effet, le travail et l'argent, étant des choses de nature absolument différente, n'ont pas de commune mesure et par conséquent ne sont pas directement comparables. L'économiste pourra par comparaison avec un autre travail dont le salaire est connu, fixer la valeur d'un travail déterminé; mais s'il était obligé de chiffrer directement en argent la valeur de ce premier travail, il se heurterait à une impossibilité. Cette détermination, qu'aucun individu n'est capable de faire, de la somme d'argent correspondant à un travail déterminé, s'opère cependant par l'estimation commune qui, supputant, d'une manière d'ailleurs à peu près inconsciente, les divers éléments qui servent de base au salaire, attribue à chaque nature de travail une valeur déterminée. Il y a encore là une véritable loi économique à laquelle chacun est soumis sans s'en rendre compte, loi qui n'est point parti (1) Nous signalons, au sujet de notre question une communication très remarquable faite le 30 juillet 1891, à la Gazette de Liege, par un théologien liégeois elle se trouve reproduite dans la brochure: L'Encyclique sur la condition des ouvriers et Gazette de Liège, p. 72. culière au salaire, mais s'applique à la détermination de toutes les valeurs. On suppose bien entendu que l'estimation commune s'est établie librement sans avoir subi l'influence de causes qui, comme la coalition des patrons ou celle des ouvriers, viendraient fausser ses résultats. L'estimation commune ne crée pas arbitrairement le juste salaire, mais elle exprime sur la valeur du travail l'opinion de la généralité des patrons et ouvriers. Cette opinion doit être réputée juste, car il n'est pas admissible que la généralité des patrons se trompe ou veuille commettre une injustice ni que les ouvriers en masse subissent sans protester l'injustice dont ils seraient victimes. L'estimation commune librement établie sera donc la mesure pratique pour savoir si tel salaire est juste. Nous pouvons dès lors répondre au patron X... : Le salaire que vous payez à votre ouvrier Z... est juste, s'il rentre dans les limites de ce que l'on paie généralement dans la région pour un travail identique. Erreur de ceux qui veulent mesurer le salaire sur les L'erreur que nous combattons consiste à vouloir calculer directement l'un des éléments qui influent sur le salaire à savoir les besoins d'une famille ordinaire de travailleurs et à prétendre imposer au patron cette base comme mesure pratique du juste salaire en y ajoutant toutefois cette restriction que la situation de l'industrie permettra de donner ce salaire. D'après les partisans de cette théorie tout patron devra donc controler l'estimation cominune et voir si en suivant cette estimation ce qu'il paie suffit à faire vivre les ouvriers. L'estimation commune cesse donc d'être une règle pratique et absolue puisqu'elle même a besoin d'un contrôle. Ce contrôle, prétend-on, pourra également être fait par l'Etat qui sera conduit ainsi à fixer législativement le juste salaire de chaque ouvrier. Mais qui ne voit que ce contrôle est précisément impossible parce que, pour un patron comme pour l'Etat, le calcul n'est pas faisable. En effet, qu'est-ce d'abord qu'une famille ordinaire de travailleurs. L'un dira, c'est quatre enfants, l'autre trois, pourquoi pas cinq. Une famille ordinaire ici sera-t-elle une famille ordinrire à l'autre bout de la France. Qni mesurera les besoins d'une famille, qui fixera la somme nécessaire pour mener une vie sobre et honnête; il en coûte différemment pour vivre dans les différents centres industriels, à Paris ou dans une bourgade, à la ville ou à la campagne, une année ou la suivante. Enfin, qui déterminera si l'industrie est dans la prospérité ou la souffrance, qui fixera le salaire qu'elle peut, à raison des circonstances, donner aux ouvriers. La question est d'autant plus embarrassante que souvent dans la même ville et dans des conditions en apparence identiques, un patron fait fortune tandis qu'un autre se ruine. La prospérité d'un établissement industriel tient presque toujours à des causes multiples et généralement indépendantes du travail même des ouvriers, Prenons un exemple: dont nous pouvons certifier la réalité Deux industriels vendent leurs produits le même prix mais l'un réussit à faire accepter son produit sous une enveloppe qui représente 5 pour 100 du poids de la matière vendue, tandis que, pour satisfaire à certaines exigences de la mode dont il n'a pas réussi à s'affranchir, l'autre se voit forcé d'employer une enveloppe qui pèse autant que le produit. Supposons que ces patrons fassent même chiffre d'affaires. Si le premier paie 105,000 francs de transports par an, le second paiera 200,000 francs; différence 95,000 fr. de bénéfice pour le premier rien que sur le transport. Dira-t-on que pour ce motif le premier doit payer ses ouvriers plus cher que le second ? Il faudrait que tout patron qui veut mettre sa conscience en règle, que tout confesseur qui veut éclairer ses pénitents, se plongeât dans la statistique, rassemblât les documents, groupât les chiffres, décomposât les résultats, le tout pour n'arriver à rien; car jamais il ne parviendra à établir directement une relation entre deux choses qui n'ont pas de commune mesure: le travail et le salaire. Mais à quoi bon s'évertuer à établir directement cette XXe-IV 22 relation? C'est fait, nous l'avons dit, cette détermination est l'œuvre du public et constitue l'usage, la coutume, l'appréciation commune. On s'y est référé de tout temps, semper et ubique, faisons de même, profitons de la sagesse de nos devanciers et ne cherchons pas à innover. Tenons donc comme un principe certain auquel l'Encyclique Rerum novarum n'a rien changé, que le salaire dû à l'ouvrier se mesure sur le travail fait par lui et non sur ses besoins, et que la seule règle pratique pour reconnaître si le salaire de cet ouvrier est juste est de voir s'il correspond au chiffre consacré par l'usage. G. THERY. NOTE Sur l'article 1832 du Code civil (Le présent travail a été envoyé à la Revue par notre collaborateur et ami, en réponse à l'un des articles du programme du dernier congrès sur l'association. (V. le vol. 6 de la 2a série, 1o semestre de 1891, page 482, § III. 1o alinéa.) Aux termes de l'article 1832 du Code civil « la Société est le contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter. >> On aperçoit immédiatement les conséquences de cette définition. Le contrat de société ne peut exister que si l'on s'associe en vue d'un but lucratif. Se réunit-on par un motif étranger au lucre, la convention qui lie les parties, encore qu'elle ne soit point destituée de tous effets civils, comme nous aurons l'occasion de l'expliquer, ne jouit pas des avantages légaux attachés aux contrats. La communauté d'intérêts ainsi produite est dépourvue de personnalité, son existence est toujours précaire. Il y a plus. Les associations qui |