Nous concluons : Dans l'état actuel de nos connaissances historiques, l'ancien droit français ne renferme pas un seul exemple de scission du transfert du droit de propriété (1). Droit intermédiaire. L'art. 26 de la loi du 11 brumaire an VII dispose que les actes translatifs de biens et droits susceptibles d'hypothèques doivent être transcrits sur les registres du bureau de la conservation des hypothèques dans l'arrondissement où les biens sont situés. Jusque-là, ils ne peuvent être opposés aux tiers qui auraient contracté avec le vendeur, et qui se seraient conformés aux dispositions de la présente loi. La filiation de cette disposition remonte directement aux anciennes institutions qui avaient établi l'obligation du nantissement de l'une ou l'autre manière et plus particulièrement par la tradition devant le juge du lieu de la situation des biens (œuvres de loi); cela résulte expressément de la loi des 19-27 septembre 1790 qui décrète que dans les pays de nantissement la transcription des contrats tiendra lieu des formalités du nantissement et suffira, en conséquence, pour consommer les aliénations et les constitutions d'hypothèques ». Pour les pays du droit écrit, la tradition vulgaire, conformément à la théorie romaine, suffisait pour opérer la mutation. Le texte de la loi de brumaire ne trahit pas l'intention du législateur de déroger aux anciens principes. La tradition solennelle, ou non, est remplacée par la transcription et l'on est ainsi induit à conclure que le contrat continue à conférer une simple action personnelle, tandis que la transcription effectue le déplacement de la propriété (2). Nous avons dit que le professeur THIRY s'est attaché dans (1) Voy. encore BRODEAU Sur LOUET, Arrests de la Cour du Parlement de Paris, lettre V, no 1; édition de 1655, t. II, p. 453; DOMAT, Lois civiles, liv. Ier, tit. II, sect. II, no 10; - POTHIER, Traité du dom. de propriété, nos 193 et s.; Vente, no 519. (2) En ce sens : HUREAUX, Etude sur la transcription; Revue du droit français et étranger, t. III, p. 693. une savante étude à pénétrer le sens de l'art. 26. Mais il est bon de signaler qu'il ne faisait cette recherche que dans le but plus éloigné de savoir s'il était conforme aux anciennes traditions de faire profiter la sanction des formalités hypothécaires, aux tiers créanciers chirographaires, aussi bien qu'aux tiers prétendant droits réels. Ses sympathies sont pour l'explication qui vient d'être définie, mais il se résout cependant à penser que le contrat transfère la propriété entre parties et que la transcription parfait l'aliénation à l'égard des tiers. Deux motifs déterminent sa conviction. Le premier consiste en ce que ce système se rattache au passé par ses racines historiques; c'est aux yeux de l'estimable professeur la raison déterminante, la proposition que nous lui avons empruntée pour en faire l'épigraphe du présent chapitre en fait foi. Nous nous sommes expliqué sur les mérites de cet argument, supra, p. 39 et s. Le second motif de décider, procède des travaux législatifs. Il y a d'abord un rapport de JACQUEMINOT du 21 messidor an VI, au Conseil des Cinq-Cents (1). << La mutation en ce qui concerne le vendeur et l'acheteur, dit-il, est parfaite par leur consentement mutuel... >> Puis, il y a un rapport de CRASSOUS, du 3 germinal an VI, ainsi conçu : « Dans les pays de nantissement, un contrat de vente donne à l'acquéreur le droit de se mettre en possession; il peut toujours déposséder le vendeur, et en cela le consentement réciproque forme le contrat, mais les tiers qui n'ont point stipulé, à qui cette convention est étrangère, qui ne peuvent la connaître, ne sont nullement engagés; et s'ils contractent avec le vendeur comme propriétaire, le consentement (1) Ces rapports ne sont publiés ni dans le Moniteur universel, ni dans le Journal des débats du Corps législatif. Ils sont contenus dans la publication suivante, rare : Recueil général des rapports, discours, opinions émis à l'occasion de la réforme du régime hypothécaire. Paris, RONDONNEAU, an VII (Biblioth. du barreau de Paris, no 3586). La grande publication Les archives parlementaires (1oa série) n'est pas encore arrivée à l'an VI. de celui-ci a son entier effet, nonobstant son expropriation restée ignorée. » Le rapport de JACQUEMINOT, il serait puéril de le contester, contient une affirmation précise de la scission du transfert; nous en prenons acte en appelant l'attention sur ce fait que c'est la première fois que semblable déclaration sort de la bouche d'un jurisconsulte. On pourrait chercher à l'expliquer en disant que son auteur ne s'est pas clairement rendu compte de la gravité de l'innovation, qu'il a voulu exprimer par une locution impropre l'état de possession dont l'acquéreur est investi et qui se rapproche très fort de l'état de propriété. Cette conjecture peut être fondée, mais ce n'est qu'une conjecture; provision est due à la déclaration du rapporteur, dont les termes sont clairs et précis. Il est même fort explicable qu'il ait adopté cette opinion; le principe du transfert de la propriété par l'effet du consentement venait de faire son apparition définitive, ainsi qu'il conste de certains avant-projets du Code civil dont l'élaboration était commencée depuis cinq ans; il est légitime de penser que JACQUEMINOT a voulu opérer la combinaison de ce principe avec celui du transfert par l'effet de la transcription en scindant le transfert de la propriété. Nous serons plus réservé en ce qui concerne la portée du rapport de CRASSOUS. Ce dernier explique l'art. 26 de la loi de brumaire par la doctrine du droit traditionnel. Tant que la transcription n'est pas opérée, dit-il, l'acquéreur a la possession. Il parle ensuite de l'expropriation du vendeur, l'expropriation de la propriété; il ne peut certainement être question que d'une expropriation intégrale. La conclusion qu'il est permis de dégager de ces sources. est la suivante. Les opinions des rapporteurs manquent de concordance; elles peuvent être considérées comme l'expression de convictions individuelles insuffisantes pour lier la législature. Il est possible que JACQUEMINOT ait rendu la pensée du Conseil des Cinq-Cents, comme il est possible aussi que cette assemblée ait été de l'avis de CRASSOUS, plus conforme aux traditions historiques. Nous estimons que vraisemblablement les législateurs de l'an VII n'ont pas pensé si loin. Les aliénations devaient être rendues publiques, le défaut de publicité ne permettait pas de les opposer aux tiers; voilà le double fait brutal qui frappait leurs esprits, abstraction faite du mécanisme intime de la sanction L'application à toute l'étendue du territoire français de ce principe, pour la conquête duquel on luttait depuis tant d'années, constituait une grande victoire dont l'importance pratique faisait perdre de vue les considérations secondaires d'intérêt théorique. I Les brumes qui voilaient le principe intime de l'art. 26 de la loi du 11 brumaire an VII et l'empêchaient d'apparaître avec netteté ne se sont pas dissipées dans la suite. On peut s'en convaincre en étudiant attentivement les travaux préparatoires du Code civil y compris les avis des tribunaux d'appel, les arrêts de la jurisprudence, la doctrine des auteurs. La portée ambiguë de la locution: « l'aliénation non transcrite n'est pas opposable aux tiers », se prêtait d'ailleurs d'une façon merveilleuse pour perpétuer indéfiniment l'équivoque. L'unité de conception n'avait pas fait un pas de plus lorsque, en 1841, les Cours et Facultés de Droit de France furent consultées par MARTIN DU NORD sur l'établissement d'une réforme hypothécaire. Nous avons déjà parlé du recueil qui contient le résultat de cette consultation ; il apporte une contribution importante à l'étude de la législation foncière. Des corps consultés, un grand nombre répètent la formule de la loi de brumaire sans s'expliquer (1); l'auteur du recueil, en classant les opinions, interprète leur avis de la façon suivante : « La publicité complète l'obligation, la transforme en un engagement réel opposable aux tiers (2). » La Faculté de Rennes a un mot heureux : « La transcription rend efficaces les contrats translatifs de propriété (3). » La Cour de Douai (1) F. de Rennes, Recueil, t. Ier, p. 464; C. d'Angers, p. 139; F. de Paris, p. 435; C. de Poitiers, p. 449. (2) T. Ier, p. LXXXIX. (3) T. Ier, p. 464. dit dans le même sens : « Le consentement seul suffit pour produire le lien de droit, à l'égard des tiers la transcription fait que la convention leur devient opposable (1). » Pour la Faculté de Grenoble, il n'y a transmission de la propriété qu'à partir de la transcription (2). Il n'y a donc pas lieu de s'étonner outre mesure des divergences qui se produisent encore sur l'interprétation exacte de la loi de brumaire, d'autant plus, comme THIRY l'affirmait en 1856, que les auteurs ont constamment esquivé la difficulté. La loi hypothécaire belge du 18 décembre 1851, art. 1er, reproduit la formule de l'art. 26 de la loi de brumaire; nous ne croyons pas dire chose téméraire en avançant que l'on fouillerait vainement les travaux de la législature et de la jurisprudence dans le dessein de trouver une définition bien justifiée de la position juridique d'un acquéreur qui n'a pas fait transcrire son acte d'acquisition. En résumé, nous sommes dans une matière où il est impossible d'affirmer avec certitude la vérité du principe. Le caractère conjectural de la version adoptée par THIRY ne permet pas d'invoquer la loi de brumaire comme contenant un précédent législatif certain à l'appui de la doctrine de la scission du transfert du droit de propriété; mais on peut inférer des travaux préparatoires que des jalons de cette doctrine ont été posés. (1) T. Ier, p. 232. (2) T. Ier, p. 431. |