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- On peut d'abord répondre que s'il fallait se décider par de semblables raisons, si le passé devait servir de règle absolue pour l'avenir, la porte serait depuis longtemps fermée à tout progrès; la consécration législative de toute vérité nouvelle serait condamnée à l'avance. Mais, non-seulement la raison, mais encore les faits s'élèvent contre une semblable objection; ces faits qui lui ôtent toute portée sérieuse, nous les avons nous-même exposés dans le travail rappelé au commencement de cet article et publié dans le journal le Droit, en 1843, sous ce titre: Historique du principe de perpétuité en matière de propriété littéraire. Nous y avons montré que plusieurs nations considérables, telles que la France, l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne, ont vu, à diverses époques, ce principe consacré par leur législation, par leurs magistrats et leurs jurisconsultes, et que, depuis les temps antiques jusqu'à nos jours, jamais la conscience de la justice d'un tel droit n'a été complétement éteinte.

Au surplus, les auteurs de l'objection ont bien senti son peu de valeur et nous n'insisterons pas plus sur ce point qu'ils ne l'ont fait eux-mêmes.

Après cette première escarmouche, nous arrivons devant le gros des arguments hostiles à la propriété intellectuelle.

§ H.

Deux systèmes adverses,

Tout ce qui a été produit contre la reconnaissance de cette propriété peut se résumer en deux systèmes, qu'il serait bien facile et plus logique peut-être de confondre en un seul.

Quelques-uns des écrivains dont nous combattons les doctrines admettent bien qu'au début, tant que l'auteur et l'inventeur renferment leur idée, leur découverte en eux-mêmes, ou gardent pour eux seuls le manuscrit qui en est dépositaire, l'écrivain et l'inventeur se trouvent -propriétaires de leur idée, mais qu'aussitôt que l'inventeur et l'écrivain ont donné une publicité quelconque à leur pensée, à leur découverte, au manuscrit, ils ont irrévocablement, à partir de ce moment et par ce fait, perdu la propriété de leur idée. Que, dès lors, les producteurs de cette idée se trouveraient, en fait, dans l'impossibilité d'en exercer le droit de reproduction, si pour leur assurer une juste rémunération et ne pas méconnaître en eux, non pas le droit de propriété qui n'existerait point ici, mais le droit incontestable du travail, le législateur, tout en sauvegardant, dans une certaine mesure, les droits du public, n'intervenait pour conclure une transaction et régler équitablement les droits de tous, en accordant un privilége simplement temporaire à l'écrivain, à l'artiste ou à l'inventeur.

Les autres, sans s'arrêter à examiner quel peut être le droit antérieur à la publicité de l'idée, déclarent formellement qu'il n'y a pas matière à propriété dans le travail intellectuel; que, ni en fait, ni en droit, les écrivains, les inventeurs ou les artistes ne peuvent exercer le privilége de reproduction, et, comme nos premiers adversaires, ils concluent à l'intervention, purement facultative et bénévole, de la loi, pour créer un droit et assurer une récompense quelconque à ceux qui veulent vivre du labeur de la pensée. Dans les deux systèmes, tous ces auteurs s'appuient sur des considérations qui leur sont communes et que nous allons passér en revue.

§ III.

20 OBJECTION. - La pensée, par sa nature, n'est pas
appropriable.

La principale raison mise en avant par les adversaires de la propriété intellectuelle, c'est que la pensée, par sa nature, n'est pas appropriable; qu'elle n'est pas susceptible de détention matérielle; qu'une fois communiquée aux autres hommes, elle est devenue commune, et que, par conséquent, elle ne présente aucune des conditions essentielles de la propriété ordinaire.

« L'occupation, dit M. Renouard (Des Droits d'auteurs,

p. 466), est la première source de la propriété. »

«

<< On est d'accord, dit M. Victor Foucher (Dela Propriété littéraire et de la contrefaçon; Revue étrang. et franç., 4o année, p. 508), pour ne pas séparer la propriété de la possession qui en est l'élément constitutif. >>>

<< Tout objet de propriété doit être une chose appropriable, ajoute M. Renouard (p. 447, loc. cit.), le mot propriété ne désigne que le droit exclusif dérivant de l'appropriation (id., p. 456); or, comment douter que, par son essence, la pensée n'échappe à toute appropriation exclusive! >>>

- Si le lecteur a encore présents à l'esprit les principes que nous avons posés comme fondements de la propriété ordinaire, il aperçoit immédiatement de quelle confusion naît l'erreur professée par les deux auteurs que nous venons de citer.

Non, il n'est pas vrai que l'occupation soit la première source de la propriété. La première source de la propriété, comme nous l'avons établi, est moins grossière et plus rationnelle que cela ; c'est le droit pour l'homme d'exercer son activité morale et matérielle pour satisfaire ses besoins et de s'appliquer à soi-même ses propres efforts, ou de ne les céder qu'en échange d'efforts équivalents, d'en tirer la valeur. La propriété vient donc uniquement du travail, des efforts de l'homme et des services par lui rendus. A ce point de vue, il est incontestable que l'effort du penseur, écrivain, artiste ou inventeur, est un travail et qu'il peut devenir un service; c'est-à-dire une valeur, une propriété.

Non, il n'est pas exact de dire que tout objet de propriété doit être une chose appropriable, c'est-à-dire, selon les adversaires, matérielle. En effet, d'une part, l'appropriation d'un objet extérieur n'est pas toujours nécessaire à l'accomplissement de la fin providentielle du droit donné à l'homme pour arriver à la satisfaction de ses besoins; car l'homme a d'autres besoins que les nécessités matérielles, il poursuit d'autres satisfactions que celles des sens; et même, pour réaliser ces dernières jouissances à son profit, ou pour les procurer à ses semblables, il est bien des cas où l'appropriation d'un objet éxtérieur n'est d'aucune utilité, comme lorsqu'il s'agit, par exemple, d'un service de transport à dos d'homme, d'un concert vocal, d'un spectacle quelconque, etc.; et cependant, dans toutes ces hypothèses, il y a effort, travail, service rendu, valeur, propriété.

D'autre part, cette appropriation et cette possession qu'on invoque comme incompatibles avec l'essence de la propriété intellectuelle, on sait qu'elles sont ellesmêmes, au contraire, essentiellement et purement immatérielles; leur principe, leur exercice primitif; leur seul mode d'action s'accordant avec le maintien de la propriété matérielle, sont de nature exclusivement morale; ils résident dans la volonté même de l'homme, dans son arbitre, dans le lien juridique et rationnel qui se forme et se conserve ainsi entre lui et les objets extérieurs. Donc, et sous ces rapports, les conditions d'appropriation et de possession, fussent-elles absolument nécessaisaires en matière de propriété, loin d'être incompatibles avec l'essence de la propriété intellectuelle, lui-seraient, à l'inverse, tout à fait conformes; et c'est à tort qu'on prétendrait que, par sa nature, la pensée doit échapper à toute espèce d'appropriation et de possession; elle ne s'y refuserait pas plus que les créances, les obligations et tous ces droits, toutes ces propriétés que la loi positive elle-même nomme incorporels.

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