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I. Une ère nouvelle. Que va faire M. Thiers? Attente curieuse et inquiete. Dispositions des divers groupes. Tactique du président du conseil. - II. Gages alternativement donnés aux conservateurs et à la gauche, Déclaration du ministère. Discussion sur les fonds secrets. Attitude expectante et bienveillante de l'ancienneopposition. III. Irritation des doctrinaires. Les ardents engagent quelques escarmouches à la tribune. M. Guizot est plus réservé. Les doctrinaires, dans leur opposition, ne sont pas suivis par une partie des conservateurs. Dislocation de la vieille majorité. IV. M. Thiers esquive la conversion des rentes. Lois utiles. Tarifs de douane. Le budget. Succès personnel et infatuation du président du conseil. — V. Attentat d'Alibaud. La société des Familles. Blanqui et Barbès. Leur condamnation. La suppression de la revue du 28 juillet. Effet produit. Discrédit de la politique de concession.

I

La dissolution du cabinet du 11 octobre et l'avénement du ministère de M. Thiers marquent une date importante dans

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l'histoire du gouvernement de Juillet. C'est la fin des luttes. ouvertes, violentes, souvent sanglantes, soutenues par la royauté nouvelle contre la faction révolutionnaire; luttes périlleuses, mais non sans grandeur, qui ont abouti à la défaite de cette faction. Désormais, la monarchie semble maîtresse du présent et assurée de l'avenir; la paix extérieure n'est plus en péril; le pays jouit d'une sécurité matérielle et, par suite, d'une prospérité inconnues depuis six ans. Mais cette sécurité même engendre, dans le parti vainqueur, des divisions néfastes. A l'ère des combats tragiques, va succéder, pendant près de cinq ans, l'ère parfois plus déplaisante et même plus nuisible des crises parlementaires. Ces crises ont, dès cette époque, diminué dans beaucoup d'esprits le crédit de cette forme de gouvernement libre, que, depuis 1814, la France avait empruntée à l'Angleterre; et nous ne nous dissimulons pas qu'aujourd'hui, vues de loin, dépouillées du prestige oratoire qui enveloppait alors et voilait leurs misères, elles risquent de paraître plus laides et plus stériles encore. Conviendrait-il donc de glisser sur cette faiblesse passagère? On sait que cette histoire est, de parti pris, rebelle à de telles complaisances. Son système est de tout dire. Cette sincérité n'est-elle pas plus honnéte, plus virile, plus digne du régime dont nous honorons la mémoire, plus profitable aux générations nouvelles dont il importe d'aider l'inexpérience? D'ailleurs, à qui voudra réfléchir il apparaîtra que ces crises ont été des accidents causés par l'erreur des hommes et le malheur des temps, non le résultat normal et essentiel du régime représentatif sagement contenu et intelligemment pratiqué. On y apprendra donc à mettre, dans l'avenir, la monarchie en garde contre le retour de fautes semblables, nullement à douter des institutions elles-mêmes.

Dans le ministère tel que nous l'avons vu se constituer le 22 février 1836, M. Thiers exerce, pour la première fois, en qualité de président du conseil, le pouvoir d'un chef de gouvernement et en porte la responsabilité. Jusqu'alors, il avait été ministre; il n'avait eu ni à former, ni à diriger un cabinet. Associé à des hommes considérables dont le caractère et les

idées différaient beaucoup des siennes, on eût été embarrassé de dire dans quelle mesure la politique appliquée avait été la sienne ou la leur. Désormais, il va donner sa vraie mesure, et l'on pourra le juger d'après son œuvre propre d'autant mieux qu'il ne risque pas d'être dominé ou éclipsé par aucun des collègues qu'il s'est donnés '; quel que fut le mérite de ces derniers, leur renom était loin d'égaler celui de leur président, et d'ailleurs leurs origines étaient trop diverses, trop contraires même, pour que leur réunion eût une signification bien nette. Aussi, dans le cabinet, le public ne voyait-il que M. Thiers.

Cet effacement des autres ministres faisait ressortir davantage la hardiesse, d'aucuns eussent dit volontiers la présomption, avec laquelle leur jeune chef, de fortune récente et de considération encore discutée, s'était élevé au poste naguère occupé par les Périer, les Soult et les Broglie. La curiosité dont le nouveau président du conseil se trouvait l'objet n'était pas, en effet, toute bienveillante. Pour être plus populaire que M. Guizot, il n'avait pas acquis une importance morale en rapport avec son talent. Les circonstances mêmes de son avénement prétaient aux critiques, et il semblait naturel de soupçonner quelque intrigue dans le fait de cet homme qui grandissait par la chute du cabinet dont il avait fait partie, et qui prenait parmi les adversaires les plus acharnés de ce cabinet plusieurs de ses nouveaux collègues. Pour le moins se croyait-on autorisé à y voir une ambition un peu impatiente, et l'on ne manquait pas d'y opposer le désintéressement si vrai et si fier du duc de Broglie 2, ou la retraite, moins sereine au fond, mais très-digne aussi, de

1 Rappelons la composition du cabinet: M. Thiers, président du conseil et ministre des affaires étrangères; M. Sauzet, garde des sceaux; M. de Montalivet, ministre de l'intérieur; M. d'Argout, ministre des finances; M. Passy, ministre du commerce et des travaux publics; M. Pelet de la Lozère, ministre de l'instruction publique; le maréchal Maison, ministre de la guerre; l'amiral Duperré, ministre de la marine.

2 La duchesse de Broglie écrivait, le 25 février, à M. de Barante, au sujet de son mari : « Nous retrouvons notre rôle tranquille plus et mieux que l'année dernière. Personne n'a besoin de nous pour rentrer, et nous ne serons sur le chemin de personne, J'admire avec quelle sérénité Victor reprend sa vie régulière. Il y a une grande leçon sur les vanités du monde à avoir été placé plus haut pour les bien voir. » (Documents inédits.)

M. Guizot; on montrait ce dernier rentrant simplement, avec sa vieille mère et ses enfants, dans sa modeste maison de la rue de la Ville-l'Évêque, et y reprenant cette vie de famille et de travail dont l'austérité puritaine imposait le respect aux plus ennemis. Chacun se disait que le jeune premier ministre, pour justifier une élévation aussi anormale, chercherait à faire quelque chose d'extraordinaire et d'éclatant. Mais que serait-ce? On l'ignorait. Il avait déjà donné assez de preuves de son agilité et de sa mobilité pour que personne ne pût prévoir, la veille, l'attitude qu'il aurait fantaisie de prendre le lendemain. On attendait attente un peu inquiète; car, si la merveilleuse intelligence de l'homme était connue, on n'ignorait pas ce qu'il s'y mėlait d'infatuation et de légèreté aventureuse'. Aussi ceux-là même qui avaient, comme M. de Talleyrand, le plus poussé au changement de cabinet, tenaient-ils, aussitôt la chose faite, à dégager leur responsabilité, à se garer de toute solidarité avec le nouveau président du conseil. Dans une lettre écrite, le 2 mars, à M. de Sainte-Aulaire, la duchesse de Dino protestait avec vivacité contre les bruits qui attribuaient à son oncle le renversement du ministère précédent; ne pouvant nier cependant toute participation de M. de Talleyrand à l'élévation de M. Thiers, elle jugeait prudent de la limiter autant que possible. « Si de connaître M. Thiers depuis dix ans, disait-elle, de lui avoir toujours reconnu et beaucoup d'esprit, et beaucoup de talent, et l'humeur facile, c'est l'avoir fait ce qu'il est aujourd'hui, en effet nous sommes complices. Je ne nous connais point d'autre participation à ce qui s'est fait, et peut-être que notre amitié M. Thiers lui aurait souhaité une marche de plus entre celle sur laquelle il se trouvait déjà et le sommet. qu'il a atteint si rapidement. Du reste, il a trop d'esprit pour ne pas mesurer la difficulté, trop de courage pour ne pas l'af

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1 Quelques années plus tard, Henri Heine écrivait de M. Thiers: « La facilité avec laquelle il se meut a quelque chose d'effrayant; elle nous inspire des inquiétudes étranges. Mais elle est toujours extraordinaire et admirable, cette facilité, et, quelque légers et agiles que soient les autres Français, en les comparant à Thiers, on les prendrait pour des lourdauds allemands. » (Lettre du 20 mai 1840, Lutèce, 63 et 64.)

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