CHAPITRE II DES DÉLITS ET DES QUASI-DÉLITS I. Généralités. 1346. Définition du délit. Le mot délit a un sens différent dans la langue du droit criminel et dans celle du droit civil. Dans la langue du droit criminel, il désigne (au moins quand on le prend dans son sens le plus large, comme synonyme d'infraction) toute faute prévue et punie par notre loi pénale. Dans la langue du droit civil, le mot delit désigne tout fait illicite et dommageable accompli avec l'intention de nuire. On voit par la comparaison de ces définitions: 1° Que l'intention de nuire, nécessaire pour qu'il y ait délit civil, ne l'est pas, au moins dans tous les cas, pour qu'il y ait délit criminel, et que par suite tel fait qui constitue un délit criminel peut ne pas constituer un délit civil. Ainsi l'homicide par imprudence est un délit criminel (C. pén. art. 319); mais il ne constitue pas un délit civil, parce que l'intention de nuire n'existe pas chez son auteur; il peut seulement constituer un quasi-délit (infra n. 1347). De même, un grand nombre de faits qualifiés contraventions sont punis par la loi pénale, abstraction faite de toute intention de nuire chez leur auteur (voy. C. pén. art. 471 et s.), et constituent par suite des délits criminels, mais non des délits civils; ils peuvent même ne pas constituer un quasi-délit, s'ils ne causent de préjudice à personne. 2° Qu'en sens inverse, un fait peut constituer un délit civil sans constituer un délit criminel, parce qu'il existe des faits illicites et dommageables, accomplis avec intention de nuire, que notre loi pénale ne punit pas. Ainsi le recel d'effets dépendant d'une succession ou d'une communauté (art. 792 et 801) constitue un délit civil, dont nous avons indiqué les conséquences (supra n. n. 185 et s.), mais non un délit criminel, car aucune loi pénale ne le punit. Il en est de même du stellionat (v. art. 2059). 1347. Définition du quasi-délit. --Le quasi-délit consiste dans un fait illicite et dommageable qu'une personne a accompli par sa faute, mais sans intention de nuire. C'est donc uniquement par l'intention de l'agent que le quasi-délit se distingue du délit civil : le même fait peut constituer un délit civil ou un quasi-délit, suivant que l'intention de nuire existe ou n'existe pas chez son auteur. Ainsi, envisagés au point de vue civil, les coups et blessures constituent un délit, si celui qui en est l'auteur a agi volontairement et méchamment, et seulement un quasi-délit s'il a agi involontairement, s'il n'est coupable que d'imprudence. 1348. Si l'on rapproche l'une de l'autre les définitions que nous venons de donner du délit civil et du quasi-délit, on voit que ces expressions éveillent l'une et l'autre l'idée d'un fait illicite, c'est-à-dire non permis par la loi, et dommageable, c'est-à-dire ayant porté préjudice à autrui. Peu importe d'ailleurs qu'il s'agisse d'un fait de commission ou d'omission; en d'autres termes, un délit civil ou un quasi-délit peut aussi bien consister dans l'omission d'un fait ordonné par la loi que dans l'accomplissement d'un fait qu'elle prohibe. Il y a un autre élément essentiel du délit civil et du quasi-délit : c'est la faute de celui qui en est l'auteur. La faute est une négligence coupable, et par conséquent imputable à celui qui la commet; elle suppose un fait dépendant,de sa volonté. Ainsi les faits illicites, accomplis par une personne en état d'aliénation mentale ou par un enfant qui n'a pas encore l'usage de la raison, ne peuvent constituer ni un délit civil ni un quasi-délit, et n'engendreraient par suite aucune responsabilité à la charge de leur auteur; mais ils pourraient, comme nous le verrons plus loin, mettre en jeu la responsabilité civile des personnes sous la garde desquelles l'agent irresponsable se trouve. De même les faits accomplis par une personne sous l'empire d'une nécessité à laquelle elle n'a pu résister, ne sauraient constituer ni délit civil ni quasi-délit. 1349. Tout délit civil et tout quasi-délit engendre à la charge de son auteur l'obligation d'en réparer les conséquences. La réparation consiste dans une somme d'argent, suffisante pour compenser le préjudice causé et dont les tribunaux sont appelés à déterminer le montant en cas de contestation. Cette responsabilité est édictée par l'art. 1382, ainsi conçu « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un » dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». On travestit souvent cet article au palais, en disant qu'il oblige chacun à réparer le préjudice dont il est l'auteur. Ainsi formulée, la règle est beaucoup trop générale. Il peut se faire que je cause préjudice à autrui en usant d'un droit qui m'appartient; devrai-je alors la réparation de ce préjudice? Certainement non. Ainsi, en construisant un mur sur mon terrain, qui est libre de toute servitude, je bouche la vue que la maison voisine avait sur la campagne; ou bien, en creusant un puits dans ma propriété, je tombe sur la veine d'eau qui alimente le puits du voisin, et je le taris; je ne devrai aucune indemnité de l'un ou de l'autre chef, parce que je n'ai fait qu'user de mon droit. Nenimem lædit qui suo jure utitur. Pour que l'obligation de réparer le préjudice causé à autrui prenne naissance, il faut que l'auteur de ce préjudice soit en faute. En un mot, le préjudice dont l'art. 1382 oblige à fournir la réparation, c'est le damnum injuria datum qui faisait en droit romain l'objet des prévisions de la loi Aquilia. On voit que le mot faute est essentiel dans l'art. 1382. Et maintenant l'art. 1383 va nous dire ce qu'il faut entendre ici par faute : « Chacun est responsable du dommage qu'il a cause non seulement par » son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Ce qui revient à dire que la faute la plus légère suffit pour faire encourir la responsabilité édictée par l'art. 1382. In lege Aquilia levissima culpa venit. Cpr. supra n. 869. Mais au moins faut-il qu'il y ait quelque faute. Il a donc été jugé avec raison qu'un entrepreneur, qui avait construit solidement une estrade pour des courses, n'était pas responsable du préjudice occasionné par la rupture de cette estrade, due à l'invasion d'une foule compacte et frémissante qui s'y était précipitée pendant une pluie d'orage. Le préjudice était ici le résultat d'un cas fortuit, dont l'entrepreneur n'avait pas à répondre. D'ailleurs quand la faute est établie, l'imprudence de la victime ne ferait pas cesser la responsabilité édictée par l'art. 1382; elle pourrait seulement avoir pour résultat de modérer le taux des dommages et intérêts qui lui sont dus ou qui sont réclamés de son chef. Cass., 10 novembre 1884, Sir., 85. 1. 129. D'autre part nul ne doit que la réparation du préjudice dont il est vraiment l'auteur, et par conséquent si ce préjudice peut être imputé en partie à celui qui réclame l'indemnité, il ne doit pas en obtenir la réparation intégrale. Cass., 29 mars 1886, Sir., 86. 1. 428. Enfin la responsabilité édictée par l'art. 1382 incombe aussi bien à l'Etat et aux administrations publiques qu'aux simples particuliers. Cass., 16 avril 1883, Sir., 85. 1. 487. 1350. L'auteur d'un délit civil ou d'un quasi-délit sera quitte avec la loi civile (1), lorsqu'il aura fourni la réparation que l'art. 1382 met à sa charge. Mais il peut avoir en outre un compte à régler avec la justice criminelle, si le fait dommageable tombe sous le coup des prévisions de cette dernière loi, si ce fait constitue à la fois un délit civil et un délit criminel, comme il arrive par exemple si quelqu'un a volontairement incendié ma maison. La distinction des délits civils et des délits criminels présente de l'intérêt, même au point de vue des réparations civiles dont ils peuvent être la source. D'abord l'action en réparation du préjudice causé par un délit purement civil est exclusivement de la compétence des tribunaux civils. Au contraire, l'action en réparation du préjudice causé par un fait, qui constitue tout à la fois un délit criminel et un délit civil (action civile), peut être portée, soit par voie principale devant les tribunaux civils, soit, incidemment à l'action publique, devant le tribunal criminel saisi de cette (1) D'où les dénominations de réparations civiles (expression qui est synonyme de dommages et intérêts), action civile action à l'aide de laquelle on réclame la réparation civile), responsabilité civile (source de la réparation civile et par suite de l'action civile). action. D'ailleurs le tribunal criminel saisi de l'action civile, peut allouer des dommages et intérêts à la partie civile, même au cas d'acquittement, mais à la condition de relever à la charge du défendeur une faute qui serve de base à la condamnation et qui soit distincte du fait délictueux définitivement écarté par la sentence d'acquittement. Cass., 18 juin 1885, et 25 mars 1887, Sir., 87. 1. 439, 16 mai 1887, Sir., 88. 1. 73. D'autre part, l'art. 55 du code pénal établit la solidarité pour les dommages et intérêts entre les diverses personnes condamnées pour un même crime ou un même délit, tandis qu'aucun texte n'établit cette solidarité entre les personnes condamnées pour un même délit civil ou un même quasi-délit. Cpr. supra n. 989.Enfin l'action en dommages et intérêts résultant d'un délit purement civil se prescrit par trente ans, tandis que celle résultant d'un délit criminel se prescrit par le même laps de temps que l'action publique (C. i. cr., art. 637 à 638 et 640). Cpr. Cass., 4 août 1886, Sir., 87. 1. 169, et la note, et Bordeaux, 16 avril 1886, Sir., 88. 2. 10. Toutefois la règle, que l'action civile se prescrit par le même laps de temps que l'action publique, n'est relative qu'à l'action civile résultant du délit, et non aux autres actions civiles qui en sont indépendantes parce qu'elles ont leur source dans un droit préexistant au délit, à tel point qu'elles existeraient alors même que le délit n'aurait pas été commis. On rentrerait alors dans le droit commun en ce qui concerne la prescription. Ainsi l'action en restitution d'un objet confié à titre de dépôt durerait trente ans contre le dépositaire infidèle qui l'aurait frauduleusement détourné, parce que cette action a sa source dans le contrat de dépôt et non dans le délit du dépositaire. II. De la responsabilité civile qui peut incomber à une personne à raison du fait d'autrui ou à raison des choses qu'elle a sous sa garde. 1351. Aux termes de l'art. 1384 al. 1: « On est responsable non » seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore » de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, » ou des choses que l'on a sous sa garde ». La responsabilité édictée par ce texte a sa source dans un quasi-délit. Avec une surveillance plus active, un choix plus scrupuleux, une plus grande diligence dans l'emploi des mesures préventives commandées par la prudence, nous aurions pu le plus souvent conjurer le préjudice qui a été causé à autrui par les personnes soumises à notre garde, comme nos enfants mineurs, ou celui qui a été causé par certaines personnes, comme nos domestiques, dans l'exercice des fonctions que nous leur avons confiées, ou enfin le dommage occasionné par une chose qui nous appartient, par exemple celui résultant de l'explosion d'une machine. Voilà pourquoi la loi nous en déclare civilement responsables; elle présume, parce que cela arrive en effet le plus ordinairement, que le dommage, qui a été causé à autrui dans ces conditions, est la conséquence au moins indirecte d'une faute ou d'une négligence de notre part. Nous parlerons successivement de la responsabilité qui incombe à une personne à raison du dommage causé par une autre, et de la responsabilité qui lui incombe à raison des choses qu'elle a sous sa garde. 1. De la responsabilité qui incombe à une personne à raison du dommage causé par une autre. 1352. Les personnes desquelles nous répondons sont indiquées par les alinéas 2, 3 et 4 de l'art. 1384. a. Le père, et la mère après le décès du mari, sont responsables du » dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux (art. 1384 al. 2). -Et la mère après LE DÉCÈS DU MARI. Au cas où le père est décédé il y aurait lieu d'assimiler ici celui où il est en état de démence, ou en état d'absence déclarée ou même simplement présumée. Par leurs enfants mineurs. Emancipés ou non, lex non distinguit. D'ailleurs l'autorité morale, qui est la source de la responsabilité édictée par notre article, survit à l'émancipation, et d'un autre côté les parents sont au moins coupables d'une grave imprudence, lorsqu'ils émancipent un enfant qui n'est pas digne de cette faveur. On admet cependant que la responsabilité des parents cesse, lorsque l'enfant mineur est émancipé par le mariage. En effet, s'il s'agit d'une fille, elle passe sous l'autorité de son mari, et, s'il s'agit d'un fils, il devient chef de famille; l'enfant est donc dans l'un et l'autre cas soustrait à la surveillance de ses parents, et la responsabilité de ceux-ci n'aurait plus de raison d'être. Habitant avec eur. Ou plus exactement peut-être devant habiter avec eux; car il est clair que le père ne pourrait pas se soustraire à la responsabilité édictée par notre article en consentant à ce que son enfant mineur résidât séparément de lui. Il en serait autrement, si le père avait placé son enfant en condition, en apprentissage ou dans un établissement d'instruction comme interne, demi-pensionnaire ou même externe surveillé. L'obligation de surveiller l'enfant et par suite la responsabilité résultant du défaut de surveillance passeraient alors, du moins en principe, à la personne chez laquelle l'enfant a été placé. Besançon, 30 juillet 1884, Sir., 85. 2. 44. b. — « Les instituteurs et les artisans [sont responsables] du dom» mage causé par leurs élèves et apprentis pendant le temps qu'ils sont » sous leur surveillance » (art 1384 al. 4.) Vu la généralité de notre texte, il n'y a pas à distinguer si les élèves ou apprentis sont mineurs ou majeurs. La responsabilité des instituteurs et artisans, de même que celle des père et mère, est fondée sur une présomption légale de faute. La loi présume que le fait qui a causé le dommage est le résultat du défaut de surveillance, en ce sens qu'il aurait pu être empêché par une surveillance plus active. Mais c'est là une présomption juris tantum, qui est susceptible d'ètre combattue par la preuve contraire. C'est ce qui résulte de l'alinéa final de l'art. 1384, ainsi conçu: « La res»ponsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère, instituteurs » et artisans, ne prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu » à cette responsabilité. c. « Les maîtres et les commettants [sont responsables] du dom» mage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions aux» quelles ils les ont employés » (art. 1384 al. 3). Cette responsabilité |