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bant en la forme, on ne l'évite pas au fond. Qu'arrive-t-il, en effet? Un des époux feint un grief apparent pour masquer le véritable et, quand l'autre époux s'en empare pour de mander le divorce, se laisse condamner par défaut. Dans un cas même, il a été constaté que les époux avaient tiré au sort pour savoir lequel prendrait la responsabilité du fait apparent, du sévice nécessaire. N'arrive-t-on pas de la sorte au divorce par consentement mutuel, tout en prenant la forme du divorce pour cause déterminée? Mieux vaudrait alors que la loi permît le divorce par consentement mutuel, puisqu'elle ne peut pas l'empêcher, et l'entourât du moins de garanties spéciales comme avait fait le législateur de 1804'. A prohiber le divorce par consentement mutuel, on ne gagne que de supprimer ces garanties spéciales.

Ces considérations ont été présentées lors de la rédaction de la loi de 1884. Néanmoins, cette loi a écarté le divorce par consentement mutuel. Le motif de la décision prise n'a pas été laissé douteux on a craint que la dénomination reçue ne contribuât à faire croire que la volonté des époux peut rompre le mariage, c'est-à-dire qu'il n'est pas perpétuel de sa nature, et n'autorisàt à penser, dans une mesure quelconque, que la loi marche à l'union libre.

Donc la loi de 1884, plus encore que le Code civil, laisse intacte l'idée de la perpétuité du mariage; et elle a tenu à le marquer. Elle n'admet le divorce qu'exceptionnellement et elle avise, par tous les moyens à sa disposition, à éviter qu'on n'en abuse. Son système n'est plus ni celui de 1792, ni celui de 1804; il se réduit à deux idées que voici: elle a entendu consacrer explicitement l'idée de la perpétuité du lien conjugal, elle n'a rétabli le divorce que comme remède exceptionnel à des situations également exceptionnelles.

384. Si maintenant, se plaçant à ce point de vue, on se demande pourquoi le législateur de 1884 a rétabli le divorce, il faut répondre que deux considérations l'y ont poussé.

385. La première est que le divorce est admis presque partout aujourd'hui dans les pays civilisés. Les Etats se partagent à cet égard en trois groupes.

1o Le premier comprend ceux qui, comme la France depuis 1884, admettent le divorce conjointement avec la séparation

1. Suprà, p. 10.

de corps, laissant à chacun, selon ses idées personnelles, la faculté de recourir à l'un ou à l'autre moyen. Ce groupe comprend l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse, la Grèce, les Etats-Unis, la Pologne russe, enfin l'AutricheHongrie. La loi autrichienne présente toutefois une particularité tout en admettant les deux institutions, elle n'autorise le divorce que pour ceux qui ne sont pas catholiques et n'admet pour les catholiques que la séparation de corps. En cela elle intervient dans les croyances individuelles pour les constater, pour en déduire et en imposer les conséquences, ce qui n'est pas conforme aux idées françaises sur la neutralité de l'Etat en ces questions.

2o Un autre groupe d'Etats admettent le divorce sans la séparation de corps, comme le fit la France de 1792 à 1804. Ce sont, en général, les Etats protestants ou de religion grecque, chez lesquels la tradition des croyances ne met pas obstacle au divorce, ce qui rend par là même la séparation moins utile la Russie, l'Allemagne presque tout entière, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro.

3o Trois Etats d'Europe seulement admettent la séparation sans le divorce, comme le fit la France de 1816 à 1884. Ce sont des pays de pure race latine : l'Italie, le Portugal et l'Espagne 1.

En définitive, la France, avant la loi du 27 juillet 1884, faisait exception au droit commun des pays de même civilisation que la nôtre; et on croyait pouvoir établir que, dans les pays ayant fait une place au divorce dans leur législation, le divorce n'a ni jeté le trouble dans les mœurs, ni désorganisé la vie sociale. De tous les arguments invoqués en faveur du rétablissement du divorce, c'est celui qui a contribué le plus à faire pencher la balance 3.

386. Une autre considération s'est jointe à celle-là. Elles se présentent dans la vie réelle, ces situations exceptionnelles qui justifient l'admission d'un remède également exception

1. Les Chambres italiennes ont été saisies naguère d'un projet de rétablissement du divorce. Voy. Glasson, op. laud., p. 293, et le Bulletin de la Société de législation comparée du mois d'avril 1880. 2. Carpentier, op. laud., p. 23.

3. Sur l'état des législations étrangères relativement au divorce, voy. Glasson, op. laud., p. 281 et suiv., et un extrait du rapport de M. Léon Renault à la Chambre des députés, D. P. 1884. IV. 99 et 100.

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nel, quoique reconnu contraire à l'idéal et même seulement à la nature du mariage. En voici que les débats judiciaires ont fait connaître ; ce sont celles auxquelles il a été fait allusion dans la discussion de la loi.

Il faut citer d'abord l'espèce qui a été soumise aux tribunaux en 1862. Un mariage est célébré; quelques heures après, l'épouse signifie à son mari qu'elle prend son nom, mais que là s'arrêteront quant à elle les suites du mariage; de fait elle retourne dans sa famille et rien ne peut ébranler sa résolution. C'était, paraît-il, le résultat d'une vengeance longuement préméditée pour amener l'extinction d'un nom, en condamnant celui qui le portait à une union forcément stérile et en rendant toute autre union impossible. Une demande en nullité du mariage fut introduite. Sur quels motifs pouvait-elle être fondée ? Dans l'ancien droit, il y aurait eu la ressource d'une nullité pour défaut de consommation du mariage, nullité fondée sur un fait postérieur au mariage et qui n'était par conséquent qu'un divorce autrement nommé; mais nous avons déjà dit que l'introduction du divorce en 1792 a fait écarter les nullités pour causes postérieures au mariage et que ces nullités n'ont pas été rétablies après la suppression du divorce, de sorte que le droit moderne antérieur à 1884 se montre, à cet égard, plus rigoureux que l'ancien droit. Ne pouvant demander la nullité pour défaut de consommation, le mari allégua l'inexistence du consentement de la femme au mariage, faisant valoir que les réserves mentales ayant accompagné l'expression de ce consentement lui avaient enlevé toute efficacité. La thèse était insoutenable1 et fut écartée par la Cour de cassation2. Aucun moyen n'existait donc pour déjouer le calcul de la femme; la séparation de corps était seule possible, qui ne brisait pas le lien du mariage, laissait l'époux condamné à un célibat perpétuel et la famille de l'époux condamnée à s'éteindre.

D'autres situations ne sont pas moins cruelles. Des écarts de conduite amènent une séparation de corps et la femme, qui conserve le nom de son mari et de ses enfants, l'affiche dans des désordres publics. Ou bien l'un des époux est atteint d'une maladie honteuse, pouvant ruiner la santé de l'autre

1. Voy. suprà, tome I, p. 318 et suiv., nos 223 à 225.
2. Cass. 9 février 1863, D. P. 1863.1.426, Sir. 1864. I.45.

et dont les enfants, s'il en naît, sont condamnés à souffrir. Enfin, sans vouloir faire allusion à des cas isolés, qui ne sait que l'obligation de cohabiter, entre personnes qui se haïssent, est un supplice à nul autre pareil et que la haine décuple en présence de l'irrévocable? Combien de désordres qui ne s'offrent pas à la publicité de débats judiciaires, qui brisent la réalité morale de l'union, qui éteignent au cœur de l'époux l'affection, le respect et qui créent ces situations intolérables n'ayant de remède que dans la mort!

Dans ces cas extrêmes, le divorce doit-il être admis, ou faut-il laisser les conjoints rivés à un mariage inévitablement stérile et qui n'existe plus qu'en apparence? C'est à cela que la question se restreint dans la pensée des auteurs de la loi de 1884.

Si on raisonne sur des faits particuliers et sur des faits du genre de ceux qui viennent d'être cités, l'argumentation des partisans du divorce devient très forte. Ce n'est plus au nom de la liberté individuelle que le divorce est réclamé, c'est au nom de la sécurité des personnes, de la moralité et de la dignité du mariage lui-même ; il n'est plus question de venir en aide aux caprices de la mobilité et de l'inconstance, mais de venir au secours de situations intolérables. Alléguer contre le divorce la perpétuité du mariage n'est plus suffisant. Oui, le mariage est de sa nature perpétuel; mais quel est donc le principe qui exclut toute exception? Il est naturel aussi que l'homme possède tous ses membres; ce n'est pas cependant une raison pour proscrire la chirurgie; la supériorité de la santé sur la maladie ne suffit pas pour proscrire les remèdes.

387. Seulement où s'arrêtera-t-on ? Est-il possible de limiter la portée de l'exception de telle sorte qu'elle n'emporte pas la règle? Si le divorce est la pente qui conduit à l'union libre, il faut certainement le proscrire d'une manière absolue; il n'y a pas à hésiter entre quelques souffrances individuelles, au début desquelles il y aura eu bien souvent, sinon presque toujours, imprudence ou faute, et le grand intérêt qui s'attache au maintien du principe de la stabilité des mariages.

L'exception peut-elle être limitée? L'expérience se fait ; l'avenir décidera. Il faut ajouter que, dès à présent, l'expérience est loin d'être rassurante. La statistique établit que

le nombre des divorces augmente sans cesse depuis 1884: il y a eu 4123 divorces prononcés par des tribunaux en 1885, 4005 en 1886, 5797 en 1887, 5482 en 1888, 6249 en 1889, 6557 en 1890, 6431 en 1891, 7035 en 1892, 6937 en 1893 et 7458 en 1894. La fréquence des divorces va donc toujours croissant; elle dépasse même celle qui a été observée immédiatement après la mise en vigueur de la loi, alors qu'il y avait une quantité considérable d'anciennes séparations à liquider.

L'augmentation continue du nombre des divorces correspond à une diminution du nombre des séparations, ainsi que cela résulte des chiffres suivants.

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Ces chiffres sont d'autant plus effrayants que la diminution du nombre des séparations est loin d'avoir compensé l'augmentation du nombre des divorces. Le tableau qui précède prouve, en effet, que le nombre total des séparations et des divorces s'est élevé d'une façon notable de 1885 à 1892; il était de 6245 en 1885 et a varié de la façon suivante : 6211. 7693, 7176, 7902, 8127, 7967, 8632, 8565 et 9261. Ces variations sont inverses de celles que subit le chiffre des mariages, lequel est tombé de 283170 en 1885 à 269332 en 1892; de sorte que la facilité avec laquelle on relâche ou

1. L'année 1894 est la dernière pour laquelle les statistiques officielles aient été publiées à l'heure où sont imprimées ces lignes.

2. Il y a une diminution légère en 1893: 6937 au lieu de 7035; mais elle est purement apparente. Elle porte, en effet, sur les demandes en conversion de séparation de corps en divorce, dont le nombre a toujours été en diminuant depuis 1884. Quant aux demandes directes en divorce, il y en a eu 6435 en 1892, 6480 en 1893 et 8673 en 1894; l'augmentation est donc constante.

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