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SECTION II. - DISTINCTION DU CONTENTIEUX DE LA DÉCISION EXÉCUTOIRE (OU CONTENTIEUX DE L'ANNULATION) ET DU CONTENTIEUX DE L'OPÉRATION ADMINISTRATIVE (OU CONTENTIEUX DE LA PLEINE JURIDICTION).

Le droit administratif français connaît deux espèces de recours contentieux: les uns naissent uniquement de la décision exécutoire et ont pour unique objet de faire briser son effet exécutoire par une annulation; les autres, bien qu'intentés à l'occasion d'une décision exécutoire qui a servi à lier l'instance, ne naissent pas précisément de celle-ci, mais plutôt de l'exécution d'opérations administratives. Il y a donc le contentieux de la décision exécutoire et celui de l'opération administrative.

Ces deux contentieux sont profondément différents dans leurs effets et aussi dans leur procédure, car le contentieux de l'annulation est en principe dispensé du ministère de l'avocat, tandis que le contentieux de la pleine juridiction en principe n'en est pas dispensé. Cela crée un intérêt pratique considérable à leur distinction, qui d'ailleurs est délicate et constitue une des difficultés du droit administratif. Nous examinerons successivement les points suivants :

1o Le contentieux de l'annulation et celui de la pleine juridiction; 2o Les circonstances qui permettent d'agir par le contentieux de l'annulation ou par celui de la pleine juridiction; et les raisons pour lesquelles le contentieux de l'annulation est lié à la décision exécutoire et celui de la pleine juridiction à l'opération administrative;

3o Les raisons pour lesquelles la distinction des deux contentieux a chance de se maintenir longtemps dans le droit administratif, et l'importance, pour le Droit administratif, du contentieux de la pleine juridiction. I. Le contentieux de l'annulation et le contentieux de la pleine juridiction. Si l'on ne vise que l'effet de droit des décisions exécutoires et de la procédure d'action directe qu'elles entraînent, il y a, pour briser cet effet exécutoire, un contentieux dit de l'annulation qui comporte plusieurs recours, dont le plus important est le recours pour excès de pouvoir, et dans lequel le rôle du juge est strictement limité à l'annulation de l'acte, en vue de briser l'effet exécutoire, sans qu'il puisse statuer sur les conséquences de cette annulation. Il suit de là que le contentieux de l'annulation est purement objectif et formel et qu'il ne peut, en aucun cas, engager la responsabilité pécuniaire des administrations publiques; l'acte seul est visé avec son effet de procédure, l'administration n'est pas partie en cause; ajoutons que le recours pour excès de pouvoir est dispensé du ministère de l'avocat au Conseil d'État et des frais autres que le timbre.

deur, alors que le plus souvent, si l'on appliquait les procédés de la vie civile, il serait défendeur; mais ces inconvénients sont eux-mêmes très atténués. D'abord, en ce qui concerne le rôle de demandeur auquel l'administré est acculé et qui implique la charge de faire la preuve, cette charge est fort diminuée par ce fait que la procédure administrative est du type inquisitorial, c'est-à-dire que le juge s'y emploie activement à se faire une conviction. Ensuite, en ce qui concerne le défaut d'effet suspensif du recours, rappelons que la jurisprudence du Conseil d'État y apporte un remède efficace, en rendant les administrations publiques pécuniairement responsables des exécutions hâtives des décisions illégales, lorsque ces décisions étaient frappées de recours (V. suprà, p. 389, l'affaire Zimmermann et autres). Cette responsabilité est de nature à rendre l'administration prudente et à lui inculquer l'habitude d'attendre l'effet des recours avant de passer outre.

Des recours contentieux ouverts pour toute réclamation, suspendant en fait, sinon en droit, l'exécution des mesures administratives, c'est un résultat fort satisfaisant, et il est remarquable qu'on ait pu y arriver avec une administration aussi centralisée, portant aussi loin la préoccupation de la régularité et de la continuité du service, et plaçant aussi haut la puissance publique par laquelle elle assure cette régularité et cette continuité.

Si, au contraire, on vise l'exécution de la décision ou, d'une façon plus générale, l'exécution d'une opération administrative, et si l'on entend obtenir justice de tous les torts qu'a entraînés en fait ou qu'entraînerait cette exécution, alors c'est le cas d'un contentieux dit de pleine juridiction, dans lequel les pouvoirs du juge sont beaucoup plus étendus; il est saisi de toute la situation créée par l'opération et il a les pouvoirs nécessaires pour remédier à cette situation qui est de fait et de droit; non seulement il peut, ici aussi, annuler les décisions de l'administration qui s'opposeraient à la réalisation du droit des parties, mais il peut les modifier et les réformer, comme aussi il peut condamner l'administrati on à la réparation des préjudices causés par les faits d'exécution. Ce contentieux de la pleine juridiction est « subjectif », parce que la responsabilité pécuniaire des administrations publiques y est engagée; aussi sont-elles << parties en cause >> dans le litige. Bien que celui-ci ne puisse être lié en principe que par une décision exécutoire préalable, cette décision n'est plus destinée qu'a la liaison de l'instance, elle n'est pas l'objet exclusif du procès, comme dans le contentieux de l'annulation. Ajoutons que le recours de pleine juridiction n'est pas dispensé du ministère de l'avocat ni des frais.

II. De la circonstance qui permet d'agir par le contentieux de l'annulation ou par celui de la pleine juridiction. - Dans un assez grand nombre de cas il y a à choisir entre le contentieux de l'annulation et celui de la pleine juridiction, parce que, une décision exécutoire ayant engagé une opération, on peut, du moins pendant un certain délai, hésiter entre le point de vue de la décision exécutoire et celui de l'opération (1). Cependant le choix n'est pas libre en principe, chacun des recours a son assiette propre et il y a des circonstances qui ouvrent l'un sans ouvrir l'autre.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se rappeler ce qui a été dit plus haut, p. 383, sur le point de vue de la décision exécutoire et sur celui de l'opération.

(1) Nous verrons plus tard que cette situation constitue le cas des recours paral

lèles.

1o Le contentieux de l'annulation est ceiui de la décision exécutoire envisagée dans son effet exécutoire. - Deux règles doivent être posées: a) On ne peut agir, par le contentieux de l'annulation, que contre des décisions exécutoires dont on puisse faire tomber l'effet exécutoire (1); b) Contre n'importe quelle décision exécutoire on peut agir par le contentieux de l'annulation, à moins que l'intérêt que l'on a ne soit pas véritablement de faire tomber l'effet exécutoire de la décision par une annulation, mais qu'il soit de faire réformer une opération ou d'obtenir une indemnité et que cet intérêt véritable puisse être sauvegardé par le recours contentieux ordinaire qui existe parallèlement. En effet, le recours pour excès de pouvoir, qui est dispensé du ministère de l'avocat, est, au point de vue de la procédure, un recours extraordinaire et il doit s'effacer devant le recours contentieux ordinaire qui exige le ministère de l'avocat, toutes les fois que ce recours ordinaire répond mieux à la situation (2).

Il s'agit là d'une politique jurisprudentielle du Conseil d'État, et non pas d'un principe absolu, et la tendance actuelle du Conseil est d'admettre largement le recours pour excès de pouvoir, même contre les décisions qui font partie d'une opération d'ensemble, toutes les fois que l'on a intérêt à n'attaquer que l'effet exécutoire de la décision, mais à l'attaquer isolément et immédiatement, c'est-à-dire toutes les fois que la décision exécutoire est séparable de l'opération (3).

(1) Par conséquent, on ne peut pas agir par cette voie contre les mesures de préparation, ni contre les mesures d'exécution qui ne produisent pas par elles-mêmes d'effets de droit; mais, contre les divers agissements qui ne sont pas par eux-mêmes des décisions exécutoires, on peut agir par le recours hiérarchique et la décision que prend sur la réclamation le supérieur hiérarchique est toujours une décision exécutoire.

(2) Ainsi, c'est une question de point de vue, mais le choix du point de vue n'est pas laissé aux préférences du réclamant. Il s'agit d'un point de vue auquel on doit se placer, tout bien pesé, dans chaque cas particulier, suivant que c'est la nécessité de briser l'effet exécutoire ou que c'est celle de régler les conséquences de l'opération qui paraît être l'intérêt véritable du réclamant.

C'est à cette doctrine que le Conseil d'État, après d'assez longues hésitations, qui ont suivi l'abandon de critériums plus anciens [notamment l'abandon de la distinction de l'acte d'autorité et de l'acte de gestionj, paraît devoir se ranger (Cf. ma note dans Sirey, 1913. 3. 1, sous Cons. d'Et., 2 mars 1912, Lesage et 8 mars 1912, Schlemmer avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Pichat).

(3) Une mème décision exécutoire faisant partie d'une opération administrative sera donc suivant les cas, exposée au recours pour excès de pouvoir ou au recours contentieux ordinaire. Par exemple, voici une opération de travaux publics qui comporte un marché par adjudication avec approbation de l'adjudication par arrêté ministériel; l'arrêté d'approbation n'est-il absolument qu'un élément de l'opération de travaux publics à envisager du point de vue de l'exécution de l'opération et ne pourra-t-il être attaqué que par le recours contentieux ordinaire né de l'opération, ou bien, en certains cas, ne pourra-t-il pas être envisagé isolément, du point de vue exécutoire, et attaqué par le recours pour excès de pouvoir? Le Conseil d'État s'est prononcé pour le second système dans le cas où l'adjudication est attaquée dans sa régularité par des soumissionnaires évincés, pour la raison que ces soumissionnaires, n'étant pas parties au marché de travaux, ne peuvent pas user du recours contentieux ordinaire né de l'opération

2o Le contentieux de la pleine juridiction est celui qui correspond au point de vue de l'opération administrative. C'est-à-dire qu'il est attaché au fait de l'exécution des opérations. C'est par cette base du service fait, de la gestion accomplie, de l'exécution réalisée qu'il s'oppose au contentieux de l'annulation qui, au contraire, vise l'effet exécutoire des décisions.

On peut poser les trois règles suivantes :

a) Il y a contentieux de la pleine juridiction pour les torts causés par l'exécution d'une décision injuste, par exemple, une décision de révocation est prise contre un fonctionnaire et cette décision est exécutée, il y a possibilité de créer un contentieux de la pleine juridiction sur la question de l'indemnité (Cons. d'Ét., 31 mars 1911, trois arrêts, Blanc, Argaing et Bézie, S. 1912. 3. 129 et la note);

b) Il y a encore contentieux de la pleine juridiction pour les torts et dommages causés par l'exécution d'une opération administrative déterminée ou bien par l'exécution des services publics, qui constitue une vaste opération administrative innommée; par exemple, la responsabilité encourue par l'administration pour les préjudices causés par ses fautes de service donne lieu à un contentieux de la pleine juridiction (1).;

c) Enfin, il y a encore contentieux de la pleine juridiction contre certaines décisions exécutoires lorsqu'elles ne sont pas séparables de l'opération, c'est-à-dire lorsqu'elles doivent être envisagées comme des incidents de la procédure d'exécution d'une opération administrative, au lieu d'être envisagées isolément dans leur effet exécutoire. Par exemple, la décision ministérielle liquidant un marché de fournitures n'est qu'un incident de l'opération de fournitures et elle peut être l'objet d'un recours contentieux de pleine juridiction.

(Cons. d'Ét., 21 mars 1890, Caillette; 30 mars 1906, Balla de). Mais quand, à une seconde adjudication, l'entrepreneur évincé lors de la première, est déclaré adjudicataire, il peut parfaitement saisir le conseil de préfecture de sa réclamation au sujet de la première adjudication, c'est-à-dire agir par le contentieux de l'opération, parce que maintenant il est dans l'opération (Cons. d'Ét., 8 déc. 1884, Latecoère), et alors il ne pourrait pas user du recours pour excès de pouvoir.

(1) Il y a, en effet, des opérations administratives nommées et, en outre, l'opération innommée des services publics.

L'opération de travaux publics, l'occupation temporaire, l'expropriation pour cause d'utilité publique, les élections, l'établissement et le recouvrement des contributions directes, l'autorisation des établissements insalubres, etc., sont des opérations administratives nommées.

Mais, en outre, l'exécution des services publics est une opération administrative innommée. C'est une sorte d'opération de gérance dont nous examinerons plus tard la nature véritable; pour le moment, bornons-nous à observer, d'abord, qu'il ne se peut pas que l'exécution des services publics ne constitue pas une opération juridique, puisque sans cela elle serait hors du droit; ensuite, que la théorie de la responsabilité de l'administration pour fautes de service, qui s'est développée jurisprudentiellement, ne peut être établie que par rapport à l'opération juridique de l'exécution des services.

Comment le contentieux de l'annulation est lié à la décision exécutoire et comment celui de la pleine juridiction est lié à l'opération administrative (1)?

III. Comme quoi la distinction du contentieux de l'annulation et du

(1) Il s'offre naturellement à l'esprit que la raison doit être cherchée dans ce fait que la décision exécutoire est envisagée à l'état exécutoire, comme n'étant pas encore exécutée, alors même qu'en réalité elle le serait, uniquement dans la perspective de la procédure d'exécution et indépendamment des effets de l'exécution; tandis que l'opération administrative ne peut pas être traitée indépendamment des effets de l'exécution. En résumé, l'opposition entre la décision exécutoire et l'opération administrative se ramène à celle de la procédure exécutoire et des effets de l'exécution. C'est en creusant cette opposition que nous devons trouver l'explication de la séparation du contentieux de l'annulation et du contentieux de la pleine juridiction.

Cette explication se trouve dans les deux séries suivantes de propositions où nous commençons par l'examen du contentieux de la pleine juridiction :

Première série de propositions concernant le contentieux de la pleine juridiction et l'opération administrative. Le contentieux adıninistratif ordinaire ou contentieux de la pleine juridiction est lié à l'opération administrative et aux mesures d'exécution, parce qu'il est une variété du contentieux du commerce juridique, qui est essentiellement le contentieux de l'exécution des opérations de la vie sociale.

Il faut entendre par commerce juridique les pratiques suivies par l'appareil collectif de la satisfaction des besoins humains, qui fonctionne automatiquement dans les sociétés modernes sur la base du service fait, appareil qui est en soi économique et foncièrement indépendant du pouvoir politique. De ces pratiques engendrées par le commerce, sont nées un certain nombre de règles juridiques fondamentales: la règle de la gestion d'affaires, d'après laquelle tout service que l'on a commencé à rendre à autrui, et sur la continuation duquel il a compté, doit être continué; la règle du titre onéreux, d'après laquelle tout travail accompli ou tout service fait mérite un salaire; celle d'après laquelle tout enrichissement sans cause, c'est-à-dire sans contre-partie, qui tend à rompre l'équilibre des patrimoines, crée une obligation de reversement; celle d'après laquelle tout préjudice causé par une faute oblige à réparation; celle d'après laquelle le gérant d'affaires a droit au remboursement de ses impenses, etc.

Souvent ces règles trouvent à jouer à l'intérieur de situations contractuelles et, alors, elles sont sanctionnées par l'action naissant du contrat; souvent elles jouent à l'occasion de délits caractérisés et sont sanctionnées par l'action naissant du délit (il est à noter que les délits privés sont liés aux opérations du commerce juridique); souvent enfin ces règles sont appelées à jouer dans des situations où il n'y a ni contrat, ni délit caractérisé; dans ces dernières hypothèses les obligations de continuation de service, de paiement ou de reversement, ou d'indemnité, naissent de variæ causarum figuræ qu'on a ramenées au quasi-contrat ou au quasi-délit, mais qui sout, en réalité, des cas où se manifestent les nécessités objectives du commerce juridique. V. sur ces points, Ihering, Zweck im recht, traduit sous le titre De l'évolution dans le droit et mes Principes de droit public, chap. iv, Le commerce juridique, p. 190 et s.

En même temps, le commerce juridique a engendré un contentieux qui procède essentiellement de l'arbitrage, où les deux adversaires se présentent comme deux parties acceptant, par un compromis, de soumettre au juge d'une façon complète la situation de fait et de droit d'où est née leur contestation et qui est née de l'exécution de leurs opérations et donnant au juge pleins pouvoirs pour régler. C'est ce que nous appelons le contentieux de la pleine juridiction.

Organisé d'abord pour les relations de la vie civile, il a pénétré dans celles de la vie administrative avec les autres données du commerce juridique, à mesure que les services publics ont fonctionné et que leur fonctionnement a été obtenu à prix d'argent, par des

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