Armés de ces observations, nous pouvons maintenant aborder l'examen des diverses hypothèses dans lesquelles pratiquement l'opération administrative entraîne, au profit de l'administration, un enrichissement sans cause qui justifie une indemnité : A. L'expropriation directe ou indirecte: atteintes au droit de propriété résultant de voies de fait. - Il a été parlé, p. 92, des atteintes au droit de propriété résultant de voies de fait; il sera parlé plus loin de l'expropriation directe ou indirecte. Nous n'insisterons donc pas ici sur ces hypothèses où l'enrichissement de l'administration est évident, du moins lorsqu'il y a eu emprise de la propriété privée. Nous devons seulement faire observer que l'indemnité doit être demandée ici aux tribunaux judiciaires, soit à raison de l'attribution de compétence résultant des lois sur l'expropriation, soit, en cas de voie de fait, parce que l'administration, déchue de ses prérogatives, retombe sous les prises du juge ordinaire. B. Les inconvénients de voisinage résultant de la proximité des ouvrages publics; c'est le cas des dommages permanents résultant de travaux publics, le cas aussi des servitudes imposées pour la protection des ouvrages publics, par exemple, des servitudes établies autour des D'abord, il n'y a pas faute de l'administration à avoir entrepris l'opération. Cette opération est d'utilité publique, c'est-à-dire qu'elle est justifiée par les besoins des services publics ou par ceux du public; elle est légale, c'est-à-dire prévue par la loi, elle est régulière, c'est-à-dire entreprise selon les procédures exigées; enfin elle est l'exercice d'un droit de l'administration. De plus, il n'y a pas faute de l'administration à avoir exécuté l'opération ainsi qu'elle l'a exécutée et, si un dommage en est résulté qui dépasse les limites des inconvénients de voisinage ordinaires, ce dommage était pratiquement inévitable. Ici une observation est nécessaire : Nous disons que le dommage était pratiquement inévitable et que cela suffit pour que l'administration ne soit pas en faute; le dommage était peut-être théoriquement évitable et l'on va voir que c'est par suite de l'écart entre ces deux notions (du dommage pratiquement inévitable au point de vue des nécessités de la bonne administration mais théoriquement évitable) que la responsabilité de l'administration sera ergagée. Seulement, ce ne sera pas par une faute. Théoriquement, c'est-à-dire, si l'on ne tient compte d'aucune des nécessités qui pèsent sur l'administration publique, nécessité d'économiser les deniers publics, nécessité de desservir par ses services le plus de localités possible, etc., la plupart des dommages seraient évitables. Mais on ne peut pas raisonner in abstracto, d'après une administration qui serait d'une richesse illimitée ou bien qui serait absolument affranchie des préoccupations électorales. Il faut raisonner in concreto, d'après le type réel de la bonne administration, ménagère des deniers publics, tantôt docile aux influences électorales, tantôt rebelle lorsqu'un intérêt primordial est en jeu, par exemple celui de la défense nationale. L'administration ne sera pas en faute, bien que le dommage fût peut-être théoriquement évitable, si, d'après la bonne administration appréciée in concreto, il apparaît comme ayant été pratiquement inévitable. Voici, par exemple, une voie ferrée qui coupe fâcheusement en deux parties un domaine et qui, rendant très difficile son exploitation, va entraîner un dommage permanent qui motivera une indemnité. Sans doute, théoriquement, les ingénieurs auraient pu adopter un tracé qui eût respecté la configuration de ce domaine, mais, pratique forteresses, des magasins à poudre, des sémaphores, etc. Dans ces hypothèses, le dommage causé à la propriété privée s'accompagne d'un enrichissement sans cause en moins dépensant réalisé par l'administration; car si celle-ci avait voulu se conformer aux habitudes des relations de voisinage et ne pas infliger à ses voisins des inconvénients de voisinage exceptionnels, il lui aurait fallu dépenser pour ses travaux plus qu'elle n'a dépensé, faire des travaux plus coûteux, exproprier tous les terrains compris dans les zones de protection, etc. (V. la note ci-dessous). Ici, la compétence est administrative: pour les dommages résultant de travaux publics, compétence du conseil de préfecture; pour ceux résultant de servitudes militaires, compétence du Conseil d'État (Cons. d'Ét., 24 mars 1899, Favril et Flacon) (V. infrà, vo Dommages résultant de travaux publics). C. Le fait du prince. - Le fait du prince provient de ce que, dans un contrat passé avec un fournisseur ou entrepreneur ou un autre auxiliaire quelconque, l'administration ne consent jamais à lier toute sa puissance publique; elle ne s'interdit pas, et, d'ailleurs, elle ne saurait s'interdire le droit d'édicter des règlements généraux, ni celui d'établir des impôts sous le prétexte que règlements et impôts vont frapper son cocontractant ou vont modifier certains éléments de la situation contractuelle. Dès lors, il se pose deux questions: 1o celle de savoir jusqu'à quel point l'administration a pu lier la puissance publique dans le contrat, cette première question ne nous intéresse pasici; 2o celle de savoir, au cas où le fait du prince se produit, jusqu'à quel point les modifications qu'il imprime à la situation contractuelle justifient des indemnités. Sur cette dernière question, il convient d'observer qu'étant donné le principe de l'équilibre contractuel, si l'administration rejetait sur son cocontractant tous les risques provenant des faits de puissance publique, alors elle devrait considérablement augmenter ses prix. La responsabilité est donc fondée, encore ici, sur l'enrichissement en moins dépensant; il lui coûte moins cher d'allouer des indemnités quand le fait du prince se produit, que de payer des prix énormes dans tous ses contrats, sous le prétexte que ses entrepreneurs ou fournisseurs courent le risque du fait du prince (Cf. Cons. d'Ét., 8 mars 1901, Prévet, S. 1902. 3. 73 et la note; 23 janv. 1903, Compagnie des chemins de fer économiques du Nord, S. 1904. 3. 49 et la note; 13 févr. 1905, Fichet; 5 juill. 1907, Humblot; V. H. Ripert, Les rapports de la police et de la gestion [Revue du droit public], 1905; G. Teissier, La responsabilité de la puissance publique, no 163 et s.; Cons. d'Ét., 19 nov. 1909, Zeilabadine, S. 1910. 3.1 et ma note; 11 mars 1910, Ministre des Travaux publics, S. 1911. 3. 1, ma note et les conclusions de M. Blum). ment, cette déviation du tracé n'eût pas été de bonne administration, à raison de l'allongement du parcours, à raison des travaux d'art coûteux qu'elle eût entraînés, à raison des courbes dangereuses qu'elle eût imposées à la voie. La bonne administration est ainsi une notion concrète qui tient compte d'une foule de circonstances et qui suffit à couvrir la puissance publique au point de vue de la faute. Il est clair qu il ya dans cette règle une forte part de présomption. Souvent, en réalité, les agents de l'administration auront commis des bévues et, avec un peu plus de soin et d'attention, ils auraient pu concevoir leurs opérations de façon à occasionner moins de dommages. Par les indemnités pour dommages causés sans faute, surtout en matière de travaux publics, l'État a payé bien des maladresses de ses ingénieurs. Mais la théorie du dommage jette un voile sur ces fautes, juridiquement elles n'existent pas. II. L'enrichissement de l'administration ne peut être saisi que sous la forme d'enrichissement en moins dépensant. Prenons l'hypothèse des dommages résultant de travaux publics, soit dans le cas du remblai qui coupe la vallée et occasionne des inondations, soit dans celui de la voie ferrée qui partage en deux un domaine. Ce n'est pas l'objet construit en lui-même, qui constitue l'enrichissement du patrimoine administratif, au regard du propriétaire lésé; ce qui constitue l'enrichissement c'est que l'administration n'a pas dépensé des sommes suffisantes pour épargner au propriétaire lésé un voisinage dommageable. Ce serait une analyse insuffisante que de voir l'enrichissement dans le seul fait de la création de l'ouvrage public. Cela apparaît plus nettement encore dans l'hypothèse des servitudes militaires. On impose aux propriétaires des terrains l'obligation de ne pas bâtir dans une certaine zone autour d'une place forte ou d'un magasin à poudre; mais si l'administration a besoin que ces terrains restent nus, elle n'aurait qu'à les acquérir en toute propriété. Elle ne les acquiert pas, en quoi elle fait une économie. Mais si, pour obtenir le même résultat, elle impose aux propriétaires la servitude de ne pas båtir, elle fait une économie au détriment de ces propriétaires, elle s'enrichit en moins dépensant. L'enrichissement n'est pas dans le fait d'avoir construit la forteresse, mais dans le fait de n'avoir pas exproprié les terrains de la zone de protection. D. Les opérations financières ou patrimoniales. - a) Des opérations qui entraînent enrichissement pour le patrimoine administratif. - Les mesures législatives ou réglementaires qui causent des dommages, à l'occasion d'une opération patrimoniale accomplie par l'État, doivent entraîner indemnité, alors même que celle-ci n'aurait pas été prévue par le législateur, le caractère législatifou réglementaire de l'acte n'est pas unobstacle. Ainsi, c'est avec raison que la loi du 2 août 1872, sur la suppression des fabriques d'allumettes chimiques, prévoyait qu'elles seraient expropriées avec indemnité; cette suppression était en vue de l'établissement du monopole de l'État pour la fabrication des allumettes, donc en vue d'une opération patrimoniale, car un monopole compte dans le capital du patrimoine; et, dans une hypothèse où l'administration avait voulu ruseret faire fermerarbitrairement une fabrique d'allumettes pour n'avoir pas à l'exproprier, le Conseil d'État a fort juridiquement consacré le principe d'une indemnité (Cons. d'Ét., 5 mai 1877, Lawmonnier Carriol) (1-2). (1) Mais à propos de la même opération, dans une autre affaire, à la vérité très particulière, le Conseil d'État s'est abrité derrière le faux principe que les lois d'intérêt général n'entraînent pas d'indemnité (Cons. d'Ét., 5 févr. 1875, Moroge). Or, il s'agissait d'intérêt fiscal. (2) Il y eut en 1835 une affaire analogue qui fut fâcheuse: des fabriques de tabac factice s'étaient établies et faisaient concurrence à la régie, la loi du 12 février 1835 en b) Des opérations qui n'entraînent aucun enrichissement pour le patrimoine administratif. - Il est clair que des opérations de ce genre se rencontreront surtout du côté des mesures de police, des mesures réglementaires et des mesures législatives, toutes les fois que ces mesures tendront à prescrire de simples interdictions restreignant des libertés individuelles, ou de simples destructions d'objets, d'établissements, de monopoles, ou de simples modifications des règles juridiques, sans que le patrimoine administratif doive en tirer aucun profit : 1o Les modifications législatives aux règles du droit privé, ainsi la refonte du Code civil, ne sauraient entraîner aucune responsabilité de l'État, par exemple en supprimant des formes de propriété ou en modifiant le régime successoral; la suppression des droits féodaux par les lois révolutionnaires ne justifiait réellement aucune indemnité de l'État parce qu'elle ne faisait rien entrer dans son patrimoine. Au contraire, la suppression des majorats prononcée par la loi du 22 avril 1905, art. 29 et suiv., ne pouvait être qu'un rachat, parce qu'une valeur retombait dans le patrimoine de l'État, ces majorats étant constitués en rentes sur l'État (1). Pour la même raison, les obligations découlant des lois nouvelles prononça la suppression; cette suppression était dans l'intérêt du monopole des tabacs, donc elle enrichissait le patrimoine de l'État, l'indemnité était de toute justice. A la Chambre des pairs on agita la question, mais on conclut que l'indemnité étant de droit il n'était pas besoin de l'inscrire dans la loi. L'affaire fut portée au Conseil d'État qui rendit une décision manifestement injuste, il accorda une indemnité pour les marchandises détruites estimées comme fourrage de 1e qualité, mais il n'en accorda pas pour la suppression de l'industrie « considérant que l'État ne saurait être responsable des conséquences des lois qui, dans un intérêt général, prohibent l'exercice spécial d'une industrie» (Cons. d'Ét., 11 janv. 1838, Duchátellier). Le sophisme était évident, le prétendu intérêt général n'était qu'un intérêt patrimonial de l'État. L'arrêt Duchatellier est cité par M. G. Teissier, op. cit., no 17, parmi ceux qui établissent le prétendu principe qu'il n'est pas dù d'indemnité pour mesure législative. On voit qu'il ne vaut pas grand'chose. En 1852, autre affaire fâcheuse à propos d'une entreprise privée de télégraphie, ruinée par la loi du 2 mai 1837 qui a posé les bases du monopole de l'État en matière télégraphique, monopole qui devait devenir productif (Cons. d'Ét., 6 août 1852, Ferrier); mais là, le Conseil d'Etat, n'osant plus affirmer l'irresponsabilité, esquive la difficulté en affirmant que la Société Ferrier avait cessé d'exploiter sa ligne dès 1834 « que dès lors, elle n'est pas fondée à réclamer une indemnité pour raison de la mise à exécution de la loi ». (1) Sans doute, en de pareilles matières, la bonne politique et l'équité commandent au législateur d'être extrêmement prudent; il sera bon, ou qu'il accorde des indemnités ou toutau moins qu'il procure, avant l'extinction des droits, des délais qui atténuent pour la fortune privée les inconvénients de la suppression. C'est pour cela aussi que, quoique en principe la loi s'applique immédiatement, l'art. 2 du Code civil stipule qu'elle n'a point d'effet rétroactif, ce qui s'entend « à l'encontre des droits acquis ». Mais toutes ces précautions sont à prendre par le législateur quand il fait la loi. Ce qui est certain, c'est que le dommage une fois causé ne donne pas lieu à indemnité de la part de l'État si la loi ne le prescrit point. ne justifient point d'indemnités de la part de l'État, alors même qu'elles imposent des sacrifices pécuniaires aux assujettis, si le patrimoine de l'État n'en profite pas. Ainsi en est-il des lois sur la santé publique, comme celle de 1902, qui imposent aux propriétaires de maisons des aménagements coûteux dans un but d'hygiène, ou encore de la loi de 1894 qui a imposé aux propriétaires des maisons parisiennes les aménagements en vue du tout-à-l'égout; ainsi en est-il des lois sur l'hygiène du travail et sur l'inspection du travail; ainsi en sera-t-il encore de la loi sur les retraites ouvrières, avec les versements qu'elle impose aux patrons et aux ouvriers; 2o Les interdictions restreignant des libertés individuelles, sans qu'il en résulte aucun profit pour le patrimoine administratif, et si, d'ailleurs, elles sont légales, ne constituent pas un dommage justifiant l'indemnité. Ainsi en sera-t-il de l'interdiction par arrêté municipal d'ouvrir des débits de boisson dans un certain rayon autour de certains établissements publics pour raisons tirées de l'ordre public (L. 17 juill. 1880, art. 9) Ainsi en sera-t-il également de l'interdiction prononcée par la loi d'employer, dans certaines industries, des substances nuisibles ou de fabriquer et mettre en circulation des substances nocives. V. sur ce point l'histoire des travaux préparatoires de la loi du 20 juillet 1909 sur l'interdiction de la céruse dans les travaux de peinture; la Chambre des députés avait admis le principe de l'indemnité; fort justement, le Sénat a préféré retarder l'application de la loi et procurer ainsi aux intéressés des délais (cinq ans). V. aussi la question de l'interdiction de l'absinthe; 3o Les simples suppressions ou destructions, soit d'objets, soit d'établissements, soit de monopoles, lorsque le patrimoine administratif n'en profite pas, ne motivent pas non plus d'indemnités. Ainsi, si les lois relatives aux épizooties ont en certains cas alloué des indemnités pour abatage d'animaux, cette indemnité est à titre gracieux et comme une prime pour assurer l'application de la loi, ce n'est pas que d'après les principes elle soit due (Cf. Soucail, L'indemnité en matière d'épizooties, Toulouse, 1909). Ainsi encore, les suppressions d'établissements dangereux, insalubres ou incommodes de première classe peuvent être prononcées sans indemnité par décret rendu en Conseil d'État, en vertu de l'art. 12 du décret du 15 octobre 1810. Ainsi encore, le retrait de la concession de force motrice aux usines établies sur les cours d'eau navigables et flottables peut être prononcé sans indemnité, s'il est motivé uniquement sur des raisons tirées de la police des eaux, lorsque l'usine n'est pas fondée en titre (art. 45, L. 8 avr. 1898) et, cependant, ce retrait de la concession entraîne la suppression ou la destruction de l'usine. Ainsi encore, les monopoles de la boucherie et de la boulangerie ont été supprimés sans indemnité par les décrets du 24 février 1858 et du 22 juin |