M. Thiers, Pourquoi M. BUFFET. Ces malheurs communs sont supportés par nos départements comme par les autres. M. LE CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIF. Vous représentez, vous le déclarez vousmême, un département frontière, un de ceux qui ont souffert : c'est votre droit, je le reconnais; mais c'est mon droit aussi, je dis plus, c'est mon devoir le plus sacré de défendre ici les intérêts de l'État, de défendre ses finances, de défendre les principes qui sauvegardent sa fortune. Je ne veux pas rentrer dans la discussion, où cependant vous êtes rentré sans le dire et sans en convenir. (Réclamations sur quelques bancs. Assentiment sur d'autres.) Lorsque je n'apporte ici que les expressions les plus respectueuses, les plus sympathiques pour le malheur, on ne veut pas nous permettre de sauvegarder aussi la dignité de l'État, quand on met tant de soin à sauvegarder celle des départements. Si l'on vien ainsi m'interrompre, il faudra dire alors que la discussion n'est pas libre! Et si elle ne l'est pas, je ne vous fatiguerai pas de ma présence; je quitterai la tribune. (Parlez! parlez!) Je représente ici l'intérêt de l'État; je dois représenter aussi sa dignité. Je ne m'adresse à aucune passion; je ne m'adresse qu'à un sentiment que nous éprouvons tous, celui de l'intérêt public. Tout blessé qu'il est, il ne crie pas celui-là. Il n'y a que l'intérêt individuel qui crie. (Mouvement.) M. LÉON DE MALLEVILLE. Très-bien! M. LE CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIF. Je représente cet intérêt silencieux, profond dans les âmes, compris surtout par les gens de bon sens, qui a en France beaucoup d'écho, et c'est ce qui me donne la confiance de venir résister ici à des passions très-vives, très-bruyantes et je dirai très-exigeantes. (Réclamations sur quelques bancs.) Oui, Messieurs; mais quand je fais mon devoir, les applaudissements d'un côté et les interruptions de l'autre ne sont pour moi d'aucune considération. J'ai le sentiment que je défends ici les intérêts les plus sacrés de la France. Moi qui connais sa situation, qui sais quels ménagements il y a à garder pour que sa fortune puisse suffire à des charges immenses, je remplis un devoir pénible, douloureux; mais rien ne m'empêchera de le remplir tout entier. Nous n'avons pas à faire une aumône, comme vous l'avez dit faussement. (Nouvelles réclamations sur les mêmes bancs.) Oui, vous l'avez dit faussement. M. BUFFET. Comment, faussement? Est-ce qu'un secours n'est pas une aumône? M. le Chef du POUVOIR EXÉCUTIF. Je viens vous offrir, je vous l'ai dit, un large et généreux soulagement, un soulagement immédiat, un soulagement qui n'est pas une dette, permettez-moi d'appuyer sur le mot; car, si c'est une dette, il faut indemniser en même temps que le pauvre fermier et le pauvre agriculteur ruinés le mot de dette le propriétaire de château, qui n'a pas besoin de votre indemnité. (Très-bien! très en matière d'indemnité pour faits de guerre est impropre. bien!) Pourquoi, lorsqu'il s'agit de réparer les maux de la guerre, n'a-t-on jamais ad mis le mot de dette? Parce que l'on a voulu venir à l'aide de l'infortune, qui ne pouvait pas se passer du secours de l'État, et non pas venir à l'aide du riche propriétaire. Je ne suis pas de ceux qui veulent fomenter la guerre du pauvre contre le riche, à Dieu ne plaise! C'est une guerre impie! Mais je dis que, lorsque l'État se trouve dans cette situation si difficile d'avoir à soulager de tels malheurs, c'est au secours de la pauvreté, de la véritable infortune, qu'il doit venir et non pas au secours de la richesse, qui n'a pas besoin de son aide. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.) Non, Messieurs, je le dis: il ne s'agit pas ici d'une dette, il s'agit d'un acte de bienfaisance et de générosité nationales. Dans ce cas-là, on ne secourt que l'infortune démontrée, l'infortune navrante, celle qui a besoin d'un secours immédiat, et ensuite on ne le fait que dans la mesure des ressources de l'État. Ce sont là les motifs qui, à toutes les époques, ont servi de base aux principes du droit et aux principes de conduite de tous les gouvernements. Et quant à ces quartiers de Paris dont vous avez parlé tout à l'heure, et à l'occasion desquels vous avez dit que nous ne voulions pas secourir les chaumières tandis que nous allions relever la demeure du riche dans la partie de la ville que nous avons attaquée, ah! Messieurs, vous n'avez pas vu ces quartiers qu'on vous dépeint si étrangement. La demeure du riche! Et où est-elle ? Allez chercher la demeure du riche dans ces quartiers écrasés sous les bombes et les boulets, non pas de l'ennemi, mais de notre propre armée, mais de la France, mais du droit national, qui voulait à tout prix rétablir l'ordre, indispensable à la vie même de la nation. Et savez-vous quel est le principe qui, en ceci, a fondé le droit? C'est que, lorsque le Gouvernement fait intentionnellement un acle, avec une volonté arrêtée, non pas au hasard, mais avec réflexion, il doit l'indemnité tout entière, conséquence du dégât qu'il a causé. Lisez nos lois, étudiez les principes du droit public, et vous verrez que la distinction est toujours celle-ci. L'Etat n'indemnise jamais des hasards de la guerre; il n'indemnise que des dommages volontaires, intentionnels, réfléchis, dont il est l'auteur. Voici tout le secret de notre conduite. M. Thiers. L'État ne doit d'indemnite que pour les dommages qu'il a commis volontairement. de l'indemnité due pour le second siége de Paris. On nous reprochait de vouloir accabler Paris d'obus, de vouloir l'anéantir tout entier sous les bombes du Gouvernement de Versailles, comme on disait, bien que ce fût le Gouvernement de toute la France. (Oui! oui! - Très-bien! très-bien!) Qu'avons-nous fait? En prenant les conseils des hommes les plus expérimentés, Telle est la raison nous avons dirigé l'attaque sur un seul point, et cette attaque nous l'avons rendue formidable. Nous avons brisé, allez le voir encore dans son bouleversement douloureux, nous avons écrasé un côté très-limité de Paris, sachant ce que nous faisions. Oui, nous savions que nous n'atteignions là que la demeure du pauvre. Eh bien! devant cette terrible nécessité, devant cette nécessité qui m'a fait passer de si cruels moments... (L'émotion étouffe la voix de l'orateur), j'ai dû me dire : Oui, il faut qu'une partie de Paris soit écrasée! Et elle l'est: allez la voir! (Sensation générale et profonde.) C'est la demeure du pauvre. Mais je n'ai pas craint devant vous, devant la France, M. Thiers. de prendre l'engagement d'indemniser les victimes, et j'espère que vous ne fausserez pas la parole que nous avons donnée. (Vive adhésion et applaudissements.) Je n'insisterai pas davantage. Nous n'entendons pas offenser le malheur : nous sympathisons avec lui, nous le respectons; mais n'employons pas un seul mot d'orgueil; n'en employez pas non plus de votre côté : l'orgueil n'est pas plus permis de la part de ceux qui souffrent que de la part de ceux qui donnent. C'est avec une sympathie véritable, profonde, dont n'ont pas pu douter les membres de la Commission quand ils sont venus nous entretenir de ce sujet, c'est sous l'empire de ce sentiment que nous agissons; mais nous sommes obligés aussi de consulter la prudence, et c'est pour cela que, repoussant les discussions de principes sur lesquelles nous avons la certitude d'avoir raison contre nos contradicteurs, nous nous bornons à ce fait sur lequel nous sommes tous d'accord et tous unis, à savoir qu'il y a des souffrances qu'il faut soulager; mais il faut connaître d'abord ces souffrances, puis il faut voir quelles sont les ressources du pays et prononcer après cet examen. C'est ce que nous vous avons proposé et ce que nous vous proposons encore. Si vous voulez la lutte acharnée sur les principes et les théories générales, nous y suf firons; mais je ne vous conseille pas de l'accepter. (Mouvements divers.) J'espère que l'Assemblée partagera le sentiment que j'exprime et qu'elle adoptera l'idée que j'énonce, celle de soulager le malheur dans la proportion que nos moyens nous permettront d'y appliquer. (Vifs applaudissements.) Une longue agitation succède à ce discours. Des conversations particulières s'engagent sur tous les bancs, dans les couloirs de la salle et au pied de la tribune. Une discussion s'élève sur le point de savoir si l'Assemblée passera à une troisième délibération ou prononcera l'ajournement. M. Thiers accepte l'ajournement pour se mettre d'accord avec la Commission sur une rédaction acceptable pour tout le monde. L'ajournement au 8 août est prononcé. M. Albert Grévy, rapporteur. Transaction entre Séance du 8 août 1871. M. ALBERT GRÉVY, rapporteur. Messieurs, j'ai l'honneur de soumettre à l'Assemblée la nouvelle rédaction sur laquelle le Gouvernement et la Commission se sont mis d'accord. (Très-bien! très-bien! - Marques générales de satisfaction.) Les trois le Gouvernement articles du projet primitif, remaniés dans leur texte, se trouvent aujourd'hui précédés d'un préambule et suivis d'une disposition additionnelle. et la Commission, Voici la nouvelle rédaction, que nous regrettons de n'avoir pu faire imprimer et distribuer avant la séance : « Considérant que, dans la dernière guerre, la partie du territoire envahie par l'ennemi a supporté des charges et subi des dévastations sans nombre; Que les sentiments de nationalité qui sont dans le cœur de tous les Français imposent à l'État l'obligation de dédommager ceux qu'ont frappés, dans la lutte M. Albert Grévy, commune, ces pertes exceptionnelles. (Très-bien! très-bien!) L'Assemblée nationale, sans entendre déroger aux principes posés dans la loi du 10 juillet 1791 et le décret du 10 août 1863, décrète : ART. 1". Un dédommagement sera accordé à tous ceux qui ont subi, pendant l'invasion, des contributions de guerre, des réquisitions, soit en argent, soit en nature, des amendes et des dommages matériels. ART. 2. Ces contributions, réquisitions, amendes et dommages seront l'objet d'une nouvelle enquête, exécutée dans le délai le plus rapproché. Cette enquête, ouverte dans chaque département, sera dirigée par les représentants des Ministres de l'intérieur et des finances, agissant conjointement et contradictoirement avec des commissions cantonales élues par la réunion au chef-lieu des maires de canton. Une commission départementale, nommée par le conseil général, revisera, contradictoirement aussi avec les représentants du Gouvernement, le travail des commissions cantonales et fixera le chiffre définitif des pertes justifiées. ART. 3. Lorsque l'étendue des pertes aura été ainsi constatée, une loi fixera la somme que l'état du Trésor public permettra de consacrer au dédommagement de ces pertes et en déterminera la répartition. (Très-bien!) Une somme de 100 millions sera mise immédiatement à la disposition du Ministre des finances et répartie entre les départements, pour être distribuée par le préfet, assisté d'une commission nommée par le Conseil général et prise dans son sein, entre les victimes les plus nécessiteuses de la guerre et les communes les plus obérées. (Très-bien! très-bien!) Cette première allocation fera partie de la somme totale attribuée à chaque département pour être répartie entre tous les ayants droit.» Messsieurs, je dois ajouter immédiatement et comme appendice aux dispositions écrites que, en dehors et indépendamment de ces dispositions, il est entendu que la question des impôts sera réglée ainsi qu'il a été déclaré à cette tribune, c'est-àdire que les contribuables qui ont payé leurs impôts aux autorités allemandes sont dès maintenant libérés et ne les payeront pas une seconde fois au Trésor français......... (Très-bien!), et que, de plus, les villes, les communes, qui ont avancé des sommes à titre d'impôts, seront remboursées directement par le Trésor, sauf à l'État à faire payer les contribuables qui n'auraient point acquitté leurs propres impôts! (Trèsbien!) Voilà, je vous le répète, ce qui, en dehors des dispositions écrites, a été formellement entendu. Quant à ces dispositions, je ne dirai qu'un seul mot pour préciser le sens et la portée de chacun de ces trois articles. rapporteur. Question du Jemboursement des impôts. M. Albert Grévy, rapporteur. On déclare dans le préambule que c'est une obligation pour l'État... (Exclama- tions. De divers côtés. Ne rentrez pas dans le débat! Tout le monde est d'accord! L'Assemblée décide qu'elle passera à la troisième délibération. M. Bergondi. (Contre-projet.) TROISIÈME DÉLIBÉRATION. Séance du 5 septembre 1871. M. BERGONDI propose et soutient un contre-projet ainsi conçu : PRÉAMBULE. « Considérant qu'il est du devoir de la nation de venir en aide, dans la mesure de ses forces, à ceux qui, dans la dernière guerre, ont eu à supporter des charges et à subir des dévastations qui ont porté une atteinte grave à leur fortune, « L'Assemblée nationale décrète : «ART. 1". Un dédommagement proportionné aux ressources de l'État sera accordé à ceux qui ont subi pendant l'invasion des pertes matérielles sous forme de réquisitions, amendes ou dommages directs. « ART. 2. Ces pertes seront l'objet d'une enquête exécutée dans le délai le plus rapproché par les soins d'une commission composée de membres nommés en nombre égal par l'Assemblée nationale et par le Ministre des finances. « ART. 3. Lorsque l'étendue des pertes aura été ainsi constatée, une loi fixera la somme que l'État pourra consacrer à leur réparation et en déterminera la répartition dans l'ordre et d'après les règles ci-après. ART. 4 (additionnel). Seront intégralement dédommagés de leurs pertes : 1° Les propriétaires des maisons et bâtisses, situées dans la ville ou dans la banlieue de Paris, sur lesquelles les commandants des troupes nationales ont fait diriger intentionnellement le feu de leurs batteries pour faciliter leur entrée dans la capitale opprimée par l'émeute; « 2° Les propriétaires des maisons et bâtisses situées dans les villes ouvertes que l'ennemi a bombardées ou incendiées en expiation de la résistance que les populations de ces villes ont opposée à sa marche. «3° Les particuliers dont le patrimoine ne dépasse point la valeur de dix mille francs. « La répartition entre tous autres intéressés, en cas d'insuffisance de la somme allouée par l'État, sera faite proportionnellement en raison directe des pertes qu'ils ont subies et en raison inverse de l'état de leur fortune. |