Images de page
PDF
ePub

1

Après M. Langlois d'Amilly et M. Vatout, qui se renfermèrent l'un et l'autre dans une spécialité, et se tinrent en dehors de la lice politique, M. Janvier y entra franche. ment, en repoussant l'adresse proposée, et pour ce qu'elle disait, et pour ce qu'elle ne disait pas. Elle lui semblait, en effet, un ajournement calculé de toutes les questions, même de celles qui réclamaient la solution la plus prompte et la plus tranchée. Tandis que le ministère avait mis, d'une manière directe et pressante, la Chambre en demeure de se prononcer, la commission avait visé à la diplomatie; elle paraissait avoir évité à dessein de s'expliquer sur la conduite des ministres, afin de tenir leur existence en suspens. Le ministère, en se félicitant, dans le discours d'ouverture, du rétablissement de l'ordre, avait parlé avec sécheresse et dureté de calamités effroyables: l'adresse satisfaisait-elle à ce qu'exigeaient la pitié et la pudeur publique, sous ce rapport....?

« Il serait injuste, ajoutait l'orateur, de ne pas reconnaître qu'à côté des récriminations justement sévères, on voit poindre des sympathies généreuses; mais il est de l'honneur de cette Chambre de recourir aux termes les plus énergiques, les plus caractérisés, pour exprimer que les actes qui ont ensanglanté les deux premières cités du royaume ont été pour elle un sujet de deuil national et non de félicitations impitoyables. >>>>

Le discours de la couronne attribuait la tranquillité et la prospérité croissantes de la France, à l'influence de lois que l'on ne nommait pas, mais qui n'étaient autres que les lois contre les crieurs publics, contre les associations, contre les barricades, et l'orateur s'affligeait de voir la Chambre donner par son silence une sanction de perpétuité à des mesures d'exception, de circonstance. Il demandait à ceux-là même qui avaient voté ces lois, s'ils ne comprenaient pas maintenant, qu'après avoir beaucoup accordé au pouvoir, il fallait rendre un peu à la liberté. Plus explicite sur les finances, l'adresse ne l'était point encore assez, au gré de M. Janvier.

[ocr errors]

« Il faut demander des économies, disait-il, en demander comme l'on

demande quand on veut et qu'on peut ne pas être refusé. Le grand orateur qui vous préside vous l'a dit avec sa parole si incisive, vous possédez la souveraineté en matière d'impôts. S'il est vrai que vous soyez souverains, ne demandez pas, commandez, et vous serez obéis. (Mouvement d'approbation aux extrémités.)

» Quelque pressantes que soient à cet égard les insistances de votre projet d'adresse, les insistances demeureront sans efficacité, si nous n'indiquons pas en même temps sur quels objets doivent porter les économies; si vous ne le faites immédiatement, vous serez réduits au rôle de la dernière Chambre, vous serez réduits, malgré vos bonnes intentions, à un role impuissant, dérisoire, à celui de retrancher quelques centaines ou quelques milliers de francs sur des traitemens, la plupart trop modiques. »

Consacrant la seconde partie de son discours à une exposition générale de ses doctrines, M. Janvier, après avoir indiqué rapidement les améliorations de tout ordre qu'il désirait, invoquait spécialement, par des considérations de politique, d'humanité et de prudence, une amnistie pour les délits et les crimes politiques. Il appelait aussi de tous ses vœux une constitution large et ferme pour les libertés de la presse et de la tribune, et une réforme électorale; puis, revenant à l'adresse, il s'élevait encore, dans sa péroraison, contre des ambiguités de langage qui, indignes de la Chambre, l'annuleraient à son origine.

M. Pelet (de la Lozère) parut alors à la tribune : la position qu'on lui assignait entre les partis et sa qualité de commissaire de l'adresse donnaient de l'importance aux paroles qu'il allait prononcer. L'orateur déclara qu'il n'avait point mission de défendre la rédaction de l'adresse, mais que, s'il le fallait faire, il croirait trouver l'explication des termes dont on s'était servi dans la situation particulière de la Chambre.

« La Chambre, disait-il, est une législature nouvelle, qui est censée exister pour la première fois, bien qu'une partie de ses membres aient figuré dans la Chambre précédente; elle n'a point d'engagement, elle doit éviter d'en prendre; il ne lui appartient pas de caractériser encore la politique qu'il conviendrait au cabinet de suivre. Elle déclare seulement qu'elle appuiera toute politique libérale et modérée qui remplira les conditions indiquées dans l'adresse, c'est-à-dire qui sera également éloignée et d'une politique rétrograde et d'une politique imprudente, capable de nous lancer

dans de nouveaux hasards. »

M. Pelet discutait en peu de mots les diverses idées émises par le préopinant, dont il combattait le système de réforme

électorale, sans sortir toutefois d'une extrême réserve; et s'il s'associait au vou exprimé pour la conciliation de tous les partis, au moyen d'une amnistie, il faisait aussitôt remarquer que ce n'était pas à la Chambre à déterminer le moment de cette conciliation.

Trois orateurs (MM. de Failly, Merlin (de l'Aveyron), Estancelin) se succédèrent encore à la tribune, et tous trois, évitant de s'engager sur le terrain politique, s'attachèrent à la question particulière de l'agriculture, dont ils représentèrent la situation sous de fâcheuses couleurs. Tous les membres inscrits pour ou contre le projet, renoncèrent ensuite à la parole, excepté M. de Golbery, qui aurait voulu que l'adresse contint l'expression d'un vou pour une réforme électorale, pour une organisation militaire de la garde nationale, pour une meilleure législation sur les vignobles, et enfin une invocation à la clémence royale.

Jamais la discussion générale d'une adresse n'avait été aussi courte; la discussion des paragraphes fut encore plus rapide: cependant quelques incidens significatifs en marquérent le cours.

« Une politique libérale et modérée est seule digne du gouvernement que la France a choisi », disait le second paragraphe du projet. Le général Bugeaud proposait, sur cette phrase, l'amendement suivant : « La politique libérale et modérée qu'a suivie votre gouvernement était seule conforme à la dignité et aux intérêts du pays; la France l'a sanctionnée de nouveau par les dernières élections. » M. Bugeaud motivait ainsi sa proposition:

«

Messieurs, je trouve dans la première phrase du projet d'adresse un sens dubitatif qui, à ce qu'il me parait, ne convient pas à la dignité de la

Chambre.

» Si le gouvernement ne nous avait pas paru libéral et modéré, nous ne l'aurions pas soutenu. Je sais que la Chambre est nouvelle, dira-t-on, mais une grande partie des membres de l'ancienne Chambre lui ont donné leur sanction.

Je pense aussi qu'il est utile de dire quelque chose de ce grand acte des élections par lequel la nation a fait connaître son adhésion au système qu'on a suivi. L'adresse n'en dit pas un mot, voilà pourquoi j'ai présenté mon amendement. »>

Cet amendement ne fut pas même appuyé. Le colonel Lamy renouvela immédiatement, et sans plus de succès, cette tentative malheureuse du général Bugeaud. Le troisième paragraphe se terminait par cette phrase : « C'est surtout par le choix d'agens éclairés et fidèles qu'elle rendra (l'administration) au pouvoir cet ascendant moral qui est sa première force, et qu'a malheureusement altéré dans l'esprit des populations tant d'instabilité dans les hommes et dans les lois. Le colonel Lamy proposa de substituer au mot rendra celui de conservera. La Chambre ne pouvait pas, selon lui, admettre que le gouvernement eût pu perdre cet ascendant moral. Le rapporteur de la commission (M. Etienne) combattit l'amendement en ces termes :

« L'honorable membre n'a pas suffisamment compris la pensée de la commission, au nom de laquelle je ne m'exprime pas, car je n'en ai pas le droit. Mais il est un fait reconnu par tout le monde, c'est que, non pas le gouvernement, mais le pouvoir en général, a perdu, par suite des 'événemens, des émeutes, de toutes les agitations dont nous avons été les témoins, a perdu un peu de cet ascendant moral, je dirai plus, de cette considération dont il a besoin pour opérer le bien. ( (Bruit.) J'en appelle à tous les fonctionnaires publics. Ne se plaignent-ils pas de ne pas jouir dans leurs départemens, dans les postes qu'ils occupent, de cette confiance à laquelle ils ont droit? Ainsi, en déclarant que les mesures proposées par la Chambre rendront au pouvoir l'ascendant moral dont il a besoin, je pense que votre commission d'adresse a exprimé une idée toute gouvernementale. >>>

C'était abandonner le sens direct du passage en discussion; aussi le ministre de l'instruction publique s'empressa-t-il d'adhérer à cette explication du rapporteur.

« Il est évident, disait-il, que la phrase dont il s'agit ne s'applique qu'à cet ascendant moral qui, par suite de « tant d'instabilité dans les hommes et les lois », depuis quarante ans, a manqué souvent au pouvoir en général. C'est là le sens que M. le rapporteur vient, avec raison, d'attribuer à la phrase; et, dans ce sens, non seulement nous n'avons aucune raison de la contester, mais nous y adhérons pleinement. Le fait qu'elle signale est réel, et il est bon que la Chambre elle-même le caractérise et témoigne le désir de voir le pouvoir retrouver, par une plus grande stabilité dans les hommes et dans les lois, cet ascendant moral qu'il a souvent perdu. C'est le désir du gouvernement aussi bien que de la commission et de la Chambre. »

Cette ingénieuse interprétation provoqua des rires et des réclamations aux extrémités. Pour ma part, je n'admets pas l'explication, s'écria M. Laffitte; et le paragraphe ayant été

voté dans sa teneur primitive: Nous ne votons pas le commentaire, bien entendu, ajouta M. Odilon-Barrot.

6.91

15

Parmi les autres amendemens qui furent encore débattus, et dont aucun ne fut admis, un seul mérite d'être noté. On a vu l'adresse déclarer que l'équilibre européen était gravement compromis par l'atteinte portée à la nationalité polonaise; M. de Tracy voulait ajouter que le rétablissement de cette nationalité devait être l'objet de la sollicitude de tous les gouvernemens éclairés, et du gouvernement français en particulier: cet amendement ne fut rejeté qu'à une très-faible majorité. Le dernier paragraphe ayant été adopté sans observation nouvelle, la Chambre procéda, , au commencement de la séance suivante, au scrutin secret sur l'ensemble du projet, qui réunit une immense majorité (256 voix contre 39). Il était clair, d'après ce résultat, que, suivant une tactique dont la dernière session avait déjà offert l'exemple, tous les partis avaient voulu soutenir jusqu'au bout par leur vote les prétentions qu'ils établissaient sur l'adresse.

132.

1

Une seule et même séance avait donc suffi pour la discussion d'un projet d'adresse qui, plus qu'aucun autre cepen dant, semblait rendre des éclaircissemens et des explications nécessaires. Le ministère et l'opposition avaient l'un et l'autre reculé devant ces explications, comme si, dans l'incertitude où ils étaient des dispositions de la Chambre, ils eussent également redouté d'engager un combat sérieux. De la part du ministère, cette conduite était une faute que son organe le plus influent (Journal des Débats du 14 août) lui reprocha de la manière la plus positive, en le blamant d'avoir accepté une position équivoque, et de n'avoir pas provoqué la lutte. Ce journal était profondément affligé d'avoir vu une discussion qui devait être grave et solennelle, dégénérer en une comédie parlementaire, dans laquelle on s'était ri au nez, on avait joué au fin des deux côtés. Il pensait que le gouvernement, après avoir sauvé la France par sa politique libérale et modérée, avait droit à autre chose

« PrécédentContinuer »