« Je crois, ajoutait l'orateur, que s'il y a quelque chose à faire, ce serait d'amener l'esprit public à la conservation et la stabilité qui sont partout les élémens de l'esprit de famille, et que les élémens de l'esprit de famille sont aussi les élémens de l'esprit social. >>> C'était par des considérations analogues à celles qu'avait développées l'auteur de l'amendement, que M. le comte Portalis s'appliquait à le défendre. « Nous savons très-bien, disait-il, que, judiciairement et rigoureusement parlant, selon les termes des tribunaux et de la jurisprudence, la rétroactivité n'existe que lorsqu'il y a des droits actuellement acquis; mais cette règle, qui domine les tribunaux dans l'application qu'ils ont à faire des lois, n'est pas la règle unique que doivent consulter les législateurs. Ils doivent avoir égard à de hautes convenances, à ce qui prend sa source dans cette haute morale qui domine la législation. Sous ce rapport, la rétroactivité ne consiste pas seulement, comme dans le droit civil, dans la distinction de droits acquis, de droits ouverts, de droits apparens; elle consiste à respecter tous les contrats qui ont eu lieu sous la sanction de la loi qui, quoi qu'on en dise, donne des droits éventuels, apparens, ouverts, tant à ceux qui existent, qu'à ceux qui n'existent pas. » L'amendement, d'un autre côté, rencontrait une vive op. position, Pour maintenir les majorats dans le présent, après les avoir prohibés dans l'avenir, il fallait, selon M. le comte Jacqueminot, que la Chambre considérât l'existence d'un majorat dans une famille comme un droit et un avantage, et l'orateur jugeait au contraire que c'était une charge. M. Tripier n'admettait pas, qu'au moment même où l'on venait de décréter qu'il ne serait plus créé des majorats, on pût conserver le maintien perpétuel des majorats existans. « Est-ce que ce ne serait pas, disait-il, simultanément, et pour ainsi dire dans la même délibération, voter l'utilité d'un côté et l'inutilité de l'autre.... Je crois, messieurs, que dans ce double vote il y aurait une véritable contradiction. » Ce serait d'ailleurs mettre des familles et des biens dans des catégories tout exceptionnelles, toutes spéciales. M. Tripier justifiait ensuite l'art. 2 du reproche de rétroactivité, de la manière suivante : << On veut que le maintien des majorats soit proclamé par vous-mêmes en faveur d'individus qui ne sont pas nés, en faveur d'individus qui, par la série de la famille, pourront naître dans cent et deux cents ans, et on nous dit qu'il faut le faire sous peine de rétroactivité. >> Nous ne connaissons de droits que ceux qui existent en vertu d'une disposition de la loi, et qui appartiennent à des individus actuellement existans; et ceux qui résultent d'un contrat mutuel, d'un contrat dans lequel il y a des parties respectivement contractantes, et qui, à titre onéreux, ont assuré à des tiers une stipulation qui peut leur être avantageuse. >> Lorsqu'on vient dire que c'est un pacte de famille fait sous la garantie de la loi, cela doit s'entendre dans ce sens, que la loi l'a autorisé, qu'on n'aurait pu le faire si la loi ne l'avait pas permis; mais non dans ce sens, que la loi l'a garanti contre la législation future, et que la disposition serait exécutoire dans toute l'étendue du temps qui aurait été dans la prévision. >> En effet, messieurs, des législateurs ne peuvent jamais enchaîner des législateurs postérieurs. Vous-mêmes vous porteriez une disposition de cette nature, qu'elle ne pourrait jamais être obligatoire pour ies Chambres qui vous succéderaient. » Il y a deux domaines auxquels le législateur ne peut pas toucher : le domaine du passé, pour des droits acquis; le domaine de l'avenir , pour des droits non encore ouverts. >>> Après avoir encore entendu divers orateurs pour et contre, la Chambre alla aux voix, et le président, attendu la gravité de la matière, ayant fait renouveler l'épreuve par assis et levé, l'amendement fut adopté à une forte majorité. Par suite de ce résultat, il ne restait plus à trancher que la question des substitutions; la Chambre, fidèle au même esprit, refusa de leur appliquer l'interdiction prononcée contre les majorats à venir; en d'autres termes, elle refusa de revenir sur les dispositions d'une loi qu'elle avait sanctionnée huit ans auparavant, à une forte majorité, ainsi que le lui rappela M. le comte Bastard. Le scrutin auquel on procéda ensuite ne donna, en faveur du projet, que la faible majorité de quatre voix (61 contre 57). Les modifications introduites dans la proposition, qui fut renvoyée le 21 mars à la Chambre des députés, n'y reçurent point l'assentiment de la commission chargée de les examiner. Elle rétablit l'abolition des majorats existans, mais en élargissant, par esprit de conciliation, le cercle des exceptions; et, suivant la même pensée, en prononçant de nouveau la prohibition des substitutions pour l'avenir, elle maintint dans leur intégrité les substitutions existantes. « Je termine, disait le rapporteur, M. Dufau, par une dernière considération: dans le drame sanglant de nos troubles civils, l'esprit de parti në fut que trop habile à profiter de toutes les fautes pour calomnier les plus pures intentions; les regrets du passé ne servirent qu'à développer avec plus de foree l'effervescence des idées nouvelles, et une résistance impuissante contre le vœu général fit naître l'anarchie au nom de la liberté; que cette leçon nous serve, c'est celle de l'histoire. Craignons que la conservation des majorats et des substitutions ne soit attribuée à des espérances de priviléges détruits, dont l'avenir ne saurait réparer les ruines; enfin, messieurs, soyons les hommes de notre temps, et loin d'évoquer les principes de la restauration et de l'empire, datons les nôtres de 1830.» La Chambre des députés ratifia sans discussion les amendemens de sa commission, et adopta (17 avril), à une immense majorité (208 contre 28), la proposition qui revint le 25 à la Chambre des pairs, où elle fut renvoyée à la commission primitive. Cette commission, qui présenta son rapport par l'organe de M. le duc de Bassano (17 mai), accueillit, à son tour, les modifications que les députés avaient faites au projet; modifications conformes en grande partie aux amendemens qu'elle avait elle-même proposés. La clôture de la session empêcha la Chambre de se prononcer ; mais on peut croire qu'elle eût persisté dans son opinion, contrairement aux conclusions de sa commission, et au vœu deux fois manifesté de la Chambre des députés. Avant de continuer l'analyse des travaux législatifs, nous devons mentionner ici quelques discussions incidentes qui s'élevèrent dans le sein de la Chambre des députés, et qui méritent d'arrêter un moment l'attention. 25 janvier. A l'occasion de la pétition du sieur Vecchiarelli, réfugié napolitain, qui se plaignait à la Chambre d'un déni de justice de la part de l'administration, plusieurs orateurs de l'opposition (MM. Dulong, Salverte, Garnier-Pagès, Odilon-Barrot), venaient des'élever contre les pouvoirs exorbitans accordés au gouvernement par la loi sur les réfugiés, et contre l'usage qu'il en faisait; plusieurs pétitions relatives aux Polonais (1), et dont le rapport fut présenté immédia (1) Par la première de ces pétitions, qu'appuyait la signature d'une soixantaine d'habitans du Havre, cent cinquante-huit Polonais, qu'un navire prussien transportait aux États-Unis, et qu'une relâche avait amenés au Havre, demandaient l'autorisation de prolonger leur séjour en France. Les tement après, maintinrent la discussion dans la même voie. Elle fut soutenue avec chaleur, d'un côté par MM. le géné ral Lafayette et Salverte, qui appuyèrent les pétitionnaires, et de l'autre par le ministre de l'intérieur qui invoqua des faits pour démontrer que la France avait été libérale envers les étrangers malheureux; qu'on ne pouvait faire plus sans abuser de la fortune publique, que le gouvernement était toujours plein d'égards et d'humanité dans ses rapports avec les réfugiés, mais que ceux-ci nese montraient pas toujours dignes de l'hospitalité généreuse qu'ils recevaient. La Chambre, abondant dans le sens du ministre, adopta l'ordre du jour, conformément aux conclusions de la commission. L'agitation produite par la discussion de ces questions, qui ne se représentaient jamais à la Chambre sans l'émouvoir, durait encore, lorsque M. Larabit parut à la tribune pour adresser au ministre de la guerre des interpellations qu'il avait annoncées d'avance, et dont l'attente avait excité un vif intérêt. Le ministre de la guerre avait nommé deux lieutenans de frégate lieutenans d'artillerie dans l'armée de terre: il en était résulté de la part d'un certain nombre de lieutenans de plusieurs régimens d'artillerie, qui jugeaient leurs droits lésés, des démarches contraires à la discipline militaire, par suite desquelles quelques uns des lieutenans mécontens avaient été incarcérés pour être traduits devant des conseils de guerre. M. Larabit, citant le texte de la loi sur l'avancement, accusa le ministre de la guerre d'avoir commis, par les deux nominations dont il s'agissait, un acte arbitraire et illégal, et il l'invitait, comme premier auteur du mal, à renoncer aux mesures rigoureuses qu'il avait ordonnées. Ainsi directement inculpé, M. le maréchal Soult se défendit avec énergie. Il soutint que ces deux nominations n'étaient autres pétitions, signées de Polonais, d'habitans de Mortain, d'Alençon, demandaient qu'un asile fût accordé à de nouveaux réfugiés, et que quelques unes des dispositions de la loi fussent rapportées. point en opposition avec le texte de la loi, qu'elles étaient dans les limites des prérogatives du roi, qui, chef suprême de l'armée, avait toujours eu le droit de faire passer un officier d'une arme dans une autre, et qu'enfin ces échanges d'officiers, entre les armées de terre et de mer, s'étaient fréquemment opérés sans amener de réclamations. Loin d'avoir usé de rigueur, le ministre avait peut-être usé de trop d'indulgence, puisque, en présence des délits commis et du texte positif des lois pénales, il s'était efforcé d'obtenir des rétractations, et qu'il ne s'était décidé à sévir que contre ceux qui avaient persisté dans leur faute. Ces explications, que de nombreuses marques d'assentiment avaient fréquemment interrompues, ne terminèrent point la discussion : elle se prolongea avec une vivacité croissante. Renouvelant contre le ministre l'accusation de despotisme, de tyrannie, avec une violence telle que les cris: à l'ordre, se firent plusieurs fois entendre, le général Demarçay affirmait que les officiers d'artillerie avaient pleinement raison, et s'étonnait, par conséquent, que le ministre vint ainsi solenniser un acte «qu'il eût dû se reconnaître cent fois trop heureux de laisser tomber dans l'oubli ». Le maréchal Soult répondit aussitôt qu'il désirait, au contraire, toute la publicité possible, ne fût-ce que pour faire connaître les hérésies qu'il venait d'entendre, hérésies qui tendaient à détruire toute discipline, à détruire l'armée. Le ministre de la marine (M. de Rigny) insista sur ces considérations, et signala de nouveau tout le danger des principes émis par MM. Larabit et Demarçay: « Ce ne sont pas des questions oiseuses, disait-il, dont il ne reste plus rien le lendemain, ce sont des choses qui restent, qui pénètrent dans l'âme des corps, dans les sous-officiers, dans les soldats, et quand une fois on a provoqué de pareils sentimens, j'avoue que je ne sais si on a une armée (très-bien!), j'en doute. >> Vous pouvez rayer le budget de la guerre; car à de pareilles conditions vous n'aurez pas d'armée. Je termine en demandant l'ordre du jour. » 20 L'opposition, par l'organe de MM. Glais-Bizoin, de Cor |