Images de page
PDF
ePub

surer la satisfaction qui leur est due. Mais il faut reconnaître, même à ce point de vue, que l'intérêt du maintien de l'ordre et de la paix publique est ici d'accord avec la morale pour exiger la répression de la diffamation et de l'injure envers les Comment le législateur a-t-il pourvu à cette nécessité sociale? La Cour impériale d'Angers, après celle de Rennes, a cru trouver sur ce

(Peltier et Perrin C. Cornon.) Les sieurs Peltier et Perrin se sont pourvus contre l'arrêt de la Cour d'Angers du 28 mai 1866, rapporté au vol. de 1866.822, et rendu contrairement à la doctrine consacrée, dans la même affaire, par l'arrêt de la Cour de cassation du 23 mars 1866 (P.1866. 801.S.1866.1.311). Ce nouveau pour-point une lacune regrettable dans nos lois parce

voi a été soumis aux chambres réunies.

M. le conseiller rapporteur a résumé ainsi qu'il suit le moyen du pourvoi et le système de la défense:

« Suivant l'arrêt attaqué, dit-on dans l'intérêt du pourvoi, la législation laisserait impunie l'injure envers les morts, et leur mémoire serait livrée sans défensè à la diffamation. Un pareil abandon révolte le sentiment moral, cette révélation d'une loi supérieure dont la notion gravée dans toutes les consciences doit trouver dans la loi pénale une sanction. N'est-il pas évident, en effet, que la même injure, si elle est adressée à un mort, a un caractère plus lâche et plus odieux que lorsqu'elle est dirigée contre une personne vivante? Aux éléments ordinaires du délit vient s'ajouter une circonstance aggravante qui consiste à violer un devoir reconnu dans tous les temps et dans tous les lieux, même par les païens et les barbares, le devoir du respect envers les morts.La sphère de la législation répressive n'est point, il est vrai, aussi vaste que celle de la loi morale, car elle est limitée par un autre principe: la répression ne doit pas s'étendre au delà de ce qu'exige le maintien de l'ordre et de la paix puplique. Mais croit-on que la paix publique, troublée par la diffamation envers les vivants, ne sera point mise en péril par la diffamation envers les morts? A peine un citoyen aura rendu le dernier soupir qu'un ennemi, qui n'osait point l'attaquer de son vivant, répandra contre lui les plus atroces calomnies, et cet homme, assuré de l'impunité par la mort de sa victime, se présentera le front levé comme le sieur Cornon, et dira comme lui: « Je n'ai pas peur; on ne peut rien me faire! » Quel encouragement pour les plus mauvaises passions et quelle cause d'alarmes dans la société ! quelle explosion de douleur et d'indignation dans la famille de la personne diffamée! Ah! sans doute, quelque respectables que soient ces sentiments dans leur source, il n'appartient qu'à la loi et à la justice d'en régler les effets, et de me

toutes ces considérations, les chambres réunies ont cru devoir renfermer la portée de leur décision dans des limites aussi restreintes, n'est-il pas permis de voir là l'indice au moins d'une grande hésitation quant à l'application générale de la loi de 1819 au cas de diffamation envers les morts, et peut-être même une tendance à repousser, dans ce qu'ils ont d'absolu, les principes posés à cet égard par la chambre criminelle.

Nous ne rappelons pas ici les diverses autorités sur la question on en trouvera l'indication soit dans les notes accompagnant les arrêts précédents, soit plus loin dans le rapport de M. le conseiller Quénault.

morts,

qu'elles ne contiennent point de disposition qui ait spécifié comme des infractions distinctes et particulières la diffamation et l'injure envers les morts. Mais, ainsi que l'a dit le tribun Monseignat en parlant du duel, « la loi n'a pas dû particulari«ser une espèce qui est comprise dans un genre « dont elle a tracé les caractères. Le législateur, en donnant dans l'art. 13 de la loi du 17 mai 1819 la définition de la diffamation et de l'injure, a déterminé les caractères constitutifs de ces délits. Sa disposition générale comprend toutes les espèces qui rentrent dans cette définition et présentent ces caractères. En matière pénale, la mission du juge se borne à l'application littérale d'un texte précis, et il lui est également interdit soit d'étendre, soit de restreindre ce texte en y introduisant des distinctions que la loi n'a point faites. Le juge risque de s'égarer dans le champ des conjectures lorsqu'en présence d'une disposition générale, il cherche à démêler si le législateur a porté son attention sur telle ou telle espèce. Avec cette méthode, le sens et la portée de la loi pénale, qui ne doivent avoir rien d'incertain et d'arbitraire, pourraient varier dans l'interprétation au gré de la diversité des esprits. Lorsque plusieurs Cours impériales se laissaient entraîner sur cette pente, votre chambre criminelle a donné le salutaire exemple d'un respect absolu pour le texte de la loi pénale, en s'attachant à son exécution littérale comme à une ancre de salut. C'est la règle qu'elle a suivie, dans son arrêt du 22 fév. 1866 (P.1866.669.-S.1866.1.269), en matière d'abus des passions des mineurs; c'est celle qu'elle avait observée déjà pour la répression de l'homicide et des blessures faites en duel, et les sections réunies ont maintenu cette jurisprudence. Les demandeurs espèrent que vous approuverez aussi l'application qu'elle a faite de la même règle en matière de diffamation et d'injures publiques, soit qu'elles s'adressent à des morts ou à des vi

vants.

a

Mais l'arrêt attaqué ajoute que l'art. 13 de la loi du 17 mai 1819 ne comprend point la diffamation et l'injure envers les morts, parce que le mot personne employé dans cet article ne doit s'entendre que d'une personne vivante. D'un autre côté, le procureur général demandeur fait remarquer que le législateur français, reproduisant l'expression traditionnelle des lois romaines personam defunctorum, hæres sustinet personam defuncti, s'est servi des mots personne décédée, dans les articles 77, 78, 79, 82, C. Nap., et 339, C. pén. Si l'on prétend que le mot personne ne s'applique point aux morts dans le langage de la loi, comment explique-t-on la classification du Code pénal, qui range parmi les délits contre les personnes la violation de tombeaux et de sépultures? Il y a la autre chose qu'un mot

[ocr errors]
[ocr errors]

employé par mégarde: il y a une qualification intentionnelle à laquelle votre chambre criminelle a rendu hommage dans un arrêt du 22 août 1839 (P.1840.1.237.—S.1839.1.928). Ce n'est point, en effet, comme l'a dit avec raison cet arrêt, une atteinte matérielle à un monument que le législateur a voulu réprimer dans l'art. 360, C. pén., puisqu'il s'agit là d'un délit contre la personne. Ce n'est point la pierre ou le marbre qu'il a voulu protéger, c'est l'honneur des morts, c'est leur droit au respect, c'est leur mémoire qui plane sur leurs tombeaux et qui les rend inviolables et sacrés. Ne dites donc pas que les lois répressives n'ont eu pour objet que les offenses contre les vivants. On vous répondrait par ces belles paroles de l'exposé des motifs du Code pénal: « La loi qui protége l'homme depuis sa naissance jusqu'à sa ⚫ mort ne l'abandonne pas au moment où il a cessé ⚫ de vivre. Les demandeurs invoquent d'autres exemples de la pieuse sollicitude du législateur français pour la mémoire des morts. Ils ne les trouvent pas seulement dans les dispositions du Code Napoléon qui punissent l'héritier ou le légataire coupable d'injure grave envers la mémoire de leur auteur, art. 727 et 1047, C. Nap. Ils font remarquer avec quel soin le Code d'instruction criminelle a organisé, dans l'art. 447, la défense de la mémoire d'un condamné. Il n'y a plus là rien de matériel à sauvegarder. Il n'y a qu'une mémoire chargée du poids d'une condamnation que vient infirmer une présomption d'erreur. Eh bien, la loi reconnaît qu'il y a une obligation à remplir envers cette mémoire, l'obligation de lui rendre l'honneur dont elle est injustement dépouillée. Comment donc la même législation ne protégerait-elle pas la mémoire des morts contre ceux qui leur ravissent l'honneur ?

<< S'il est vrai, toutefois, dans une certaine mesure, comme le prétend l'arrêt attaqué, que, dans le langage du droit criminel, la personne s'entende le plus souvent d'une personne vivante, c'est qu'en général les délits contre les personnes prévus par le Code pénal consistent dans des atteintes matérielles et sensibles qui blessent la personne physique. Mais les délits de publication prévus par la loi du 17 mai 1819 ont une tout autre portée. Les lois sur cette matière ont pour objet de sauvegarder des intérêts, des biens d'un autre ordre, de l'ordre moral, et, d'abord, ceux qui appartiennent à la société tout entière, les croyances que l'on ne peut outrager sans outrager la société elle-même dans les objets de son respect et de son culte; en second lieu, l'honneur et la considération des individus et des familles. Ces biens ne périssent point avec nous. Lorsque nous ne sommes plus, ce que nous avons fait ici-bas, ce qui constitue notre mémoire, se conserve comme une image de nous-mêmes dans le souvenir des témoins de notre vie. La loi doit continuer de protéger contre les atteintes de la malveillance qui cherche à la flétrir, cette mémoire qu'il importe à nos survivants de maintenir intacte et sans souillure. L'homme, en effet, n'est point un être isolé. La loi le prend dans l'état de société et d'abord dans la famille, qui est le premier degré de la société. Lorsqu'il meurt, il laisse après lui des continuateurs de sa personne, des héritiers de son

nom et de la considération qui en fait toute la valeur. L'estime qu'il s'est acquise devient la partie la plus précieuse du patrimoine de ses enfants. On ne peut l'attaquer sans les atteindre du même coup. Il s'établit entre les générations qui se succèdent une solidarité d'honneur qui est le principe d'une suite de nobles actions. Il faudrait plaindre le pays et l'époque où l'on ne verrait plus qu'un préjugé dans le sentiment de l'honneur de famille. Les traditions et les exemples de vertu y perdraient bientôt leur empire sur les cœurs desséchés par l'égoïsme. Le délit dont il s'agit est donc d'une nature complexe. En flétrissant la mémoire d'un chef de famille, il cause un grave dommage à ses héritiers et surtout à ses enfants. Les jurisconsultes romains avaient bien compris ce qu'il y a d'indivisible dans la portée de ce délit. Ils plaçaient l'outrage à la mémoire du défunt sur la même ligne que l'insulte à sa dépouille mortelle, et dans les deux cas ils admettaient également son héritier à poursuivre l'offenseur, par la raison qu'il importe à l'héritier de maintenir intacte la réputation de son auteur. Ii faut citer dans leur texte même les paroles d'Ulpien : « Et si forte cadaveri defuncti fit injuria cui hæredes bonorumve possessores exstitimus, injuriarum nostro nomine habemus actionem: spectat enim ad existimationem nostram si qua ei fiat injuria. Idemque et si fama ejus cui hæredes exstitimus lacessatur. Semper enim hæredis interest defuncti existimationem purgare. » L. 1, ff., de Injuriis et famosis libellis. Ces principes avaient passé dans notre ancien droit, comme on le voit par ce passage de Domat: Si l'insulte « est faite au cadavre, à la mémoire ou au sépul. credu défunt, l'héritier est en droit d'en demander la réparation, parce que c'est en quelque ma⚫ nière l'attaquer lui-même, que d'insulter à la mémoire de celui à qui il a succédé et qu'il représente. Domat, Droit public, liv. 3, titre 11, n. 7. L'ancienne jurisprudence avait consacré cette doctrine. On lit dans le Dictionnaire de droit, de Ferrière: « Les héritiers « d'une personne contre laquelle on aurait vomi • des injures après sa mort en pourraient aussi poursuivre la réparation, comme il a été jugé par arrêt du 15 mai 1598 rapporté par Bouvot (vo Injure, q. 33). La raison est que l'honneur du « mort rejaillit sur ceux qui le représentent ; c'est « un bien héréditaire qui donne du relief à une famille. (De Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, tome 2, vo Injure, p. 37.) Enfin Muyart de Vouglans, qui publiait en 1780 son livre sur les Lois criminelles, y écrivait ce qui suit: L'injure se commet aussi contre les morts de

a

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

D

D

[blocks in formation]

pour elle l'autorité qui est l'œuvre du temps; elle était enracinée dans les mœurs, elle répondait à un besoin social qui est le même à toutes les époques. C'est dans le cas où l'on aurait voulu la répudier qu'il aurait fallu expliquer et motiver l'introduction d'une doctrine nouvelle.

<< Si la loi réprime la diffamation et l'injure envers les morts comme lorsqu'elles sont commises envers les vivants, il faut admettre que la poursuite de ces délits peut être exercée par leurs représentants. Car il y a nécessité qu'ils soient représentés à cet effet par quelqu'un, comme il y aurait nécessité dans le cas où un absent, un interdit, auraient été diffamés. Le représentant du mort diffamé, c'est son héritier. Cependant on élève des difficultés sur la procédure, sur l'organisation de la poursuite, et on les fait résulter du texte de l'art. 5 de la loi du 26 mai 1819. Aux termes de cet article, la poursuite de la diffamation et de l'injure n'aura lieu que sur la plainte de la partie qui se prétendra lésée. Mais, suivant la doctrine qui ressort de tous les textes précédemment cités, si les héritiers de la personne diffamée sont admis à poursuivre l'injure faite à sa mémoire, ce n'est pas seulement comme substitués par la loi de l'hérédité au défunt, c'est comme recevant personnellement un dommage de la déconsidération jetée sur la mémoire de leur auteur, et comme agissant en leur nom personnel, proprio nomine, pour obtenir réparation de ce dommage. Aussi Voët accorde-t-il le droit de poursuite aux enfants de la personne diffamée, lors même qu'ils ont renoncé à la succession paternelle, et il en donne cette raison: « Quatenus non modica filii ignominia est si parentem, aut servum, aut indignum aut sceleratum habeat. » (Voet, tit. de Injuriis, n. 5.) L'arrêt rendu dans la présente affaire par votre chambre criminelie s'est donc conformé à la doctrine reçue de tout temps, comme à la disposition textuelle de l'art. 5 de la loi du 26 mai 1819, en disant que le droit de poursuite accordé par cet article à la partie lésée appartient à l'héritier, même lorsqu'il n'est point l'objet de la diffamation, s'il est lésé par une attaque dirigée contre l'honneur de son auteur décédé.

Cependant l'arrêt attaqué n'admet point cette application littérale de l'art. 5 de la loi du 26 mai 1819 il prétend que les expressions de cet article: la partie qui se prétendra lésée, doivent s'entendre exclusivement de la personne diffamée. Cette interprétation, qui altère le texte et restreint la portée naturelle de la loi, en rendrait l'application impossible dans les cas où cette application est le plus nécessaire et le mieux fondée. Sans sortir de l'espèce, que l'on impute à un notaire décédé la perpétration d'un faux, d'une dissimulation frauduleuse dans un acte de liquidation, c'est le notaire que l'on diffame et non ses héritiers. Le fait diffamatoire ne leur est point commun avec lui, puisqu'il n'aurait pu être commis que dans l'exercice du ministère qu'il remplissait et qui leur était étranger. Ces imputations et la qualification de soustracteur qui les résumait ne pouvaient donc s'adresser personnellement à eux. Mais il faut reconnaître, en même temps, que la souillure jetée sur la mémoire du défunt rejaillit sur ses enfants, qui se trouvent

atteints dans la possession légitime d'un nom et d'une fortune honorables. Ce préjudice suffit pour les autoriser à poursuivre. Devant cette explica, tion de l'art. 5, conforme à son texte littéral, qui fonde le droit de poursuite des héritiers sur la lésion par eux soufferte, s'évanouissent les difficultés élevées par l'arrêt attaqué relativement à la représentation de la personne diffamée et à la détermination de ceux auxquels serait délégué le droit de porter plainte, soit dans le cas de concours de plusieurs héritiers, soit dans le cas où le défunt n'en aurait point laissé. On peut emprunter au traité d'un savant criminaliste un passage qui démontre jusqu'à l'évidence que l'interprétation qu'on vient de donner à l'art. 5 de la loi du 26 mai 1819 rend inutiles toutes ces questions: Le droit du réclamant est dans son intérêt personnel. Son titre de parent ou d'héritier ne lui confère aucun privilége. L'action qu'il exerce « a pour base la lésion qu'il a éprouvée. C'est cette lésion, et non sa qualité, qui constitue son titre; c'est là le seul point qu'il doit établir. «Sans doute, la qualité peut être un des éléments de la lésion; mais alors elle est alléguée uni

a

a

"

[ocr errors]
[blocks in formation]
[ocr errors]

D

Après avoir ainsi parcouru le champ de la discussion, qui a pour objet de ramener à la saine application de l'art. 13 de la loi du 17 mai 1819 et de l'art. 5 de la loi du 26 du même mois, violés, suivant le pourvoi, par la Cour impériale d'Angers, les demandeurs répondent en dernier lieu aux considérations présentées dans des écrits nombreux, au nom d'un intérêt cher à tous les nobles esprits, celui de la liberté de l'histoire. Que deviendra, dit-on, l'indépendance nécessaire à l'historien, s'il ne peut raconter les faits qui entachent la mémoire des morts sans s'exposer à des poursuites correctionnelles de la part de leurs héritiers ? Les lois de 1819, qu'il faut prendre dans leur ensemble telles qu'elles sont sorties des remarquables délibérations de cette époque, pour trouver leur véritable sens, n'ont point distingué entre les vivants et les morts pour les protéger différemment; elles ont distingué entre la vie publique et la vie privée, entre les simples particuliers et les dépositaires de l'autorité. Pour ces derniers, qu'elles ont considérés comme responsables envers l'opinion publique, elles n'ont point ajourné cette responsabilité. Elles ont voulu, suivant l'expression de Royer-Collard, que l'histoire commençât pour eux chaque jour, et que le public fût pour eux la postérité. - Mais la vie privée ! la vie des simples particuliers! les lois de 1819 ont voulu qu'elle fût murée, invisible, renfermée dans l'intérieur de la maison, de la famille, comme dans un asile impénétrable. Est-ce qu'elle cessera de l'être plus tard? Est-ce que cet asile sacré perdra au bout de quelques années son inviolabilité ? Où serait l'utilité d'une pareille altération des droits de la vie privée ? Remarquez que cette protection sans limites accordée à la vie privée constitue le principe domi

nant dans la loi sur la diffamation. M. de Serre, M. Royer-Collard, le rapporteur, tout le monde l'a proclamé; ce principe absolu ne doit être sacrifié à aucun intérêt. Si la faculté de faire preuve des faits diffamatoires, accordée par exception contre les fonctionnaires publics par l'art. 20 de la loi du 26 mai 1819, a été supprimée par l'art. 28 du décret du 17 fév. 1852, cette suppression ne peut avoir pour effet d'ébranler et d'affaiblir le principe de l'inviolabilité de la vie privée dans aucune de ses applications et de ses conséquences. Si la polémique a perdu quelques-uns de ses anciens priviléges sur la vie publique, ce n'est pas aux dépens de l'inviolabilité de la vie privée qu'elle doit chercher à s'en dédommager. On n'a point à apprécier ici les inquiétudes exprimées sur la situation faite aux historiens, car elles ne trouvent point leur vraie place dans une cause aussi étrangère au domaine de l'histoire et de la polémique. On peut dire seulement, en s'appuyant sur une doctrine constante, proclamée par les arrêts de votre chambre criminelle, que cette situation n'est point telle qu'on l'imagine dans certains écrits. On semble croire que les tribunaux correctionnels doivent condamner l'auteur de toute allégation d'un fait portant atteinte à la considération d'une personne vivante ou morte, sans pouvoir tenir compte de l'intention qui animait l'auteur de cette imputation, sans pouvoir nier sa culpabilité dans le cas même où il établirait qu'il n'a point eu d'intention malveillante. C'est méconnaître le caractère essentiel du délit de diffamation, qui n'existe qu'autant qu'il est inspiré par l'envie de nuire, et c'est méconnaître également la mission des juges correctionnels, qui ont le même pouvoir que des jurés et les mêmes devoirs relativement à la recherche et à l'appréciation de l'intention constitutive de la culpabilité. La jurisprudence moderne n'a fait que continuer sur ce point l'ancienne, qui exigeait, pour constituer le délit de diffamation et d'injure, qu'il y eût convicii consilium, animus injuriandi.

Cette jurisprudence remontait au droit canonique qui avait remplacé le système de la preuve des faits diffamatoires, établi dans la loi célèbre eum qui nocentem, par un système plus conforme à l'esprit de charité du christianisme et fondé sur la combinaison de ces deux règles de droit: veritas convicii non excusat, injuria ex affectu facientis consistit. - L'historien digne de ce nom n'est point dirigé par une intention perverse et, par conséquent, n'a rien à craindre des poursuites qui la supposent. En revanche, le diffamateur, qui n'est animé que d'une passion haineuse, n'a point droit à la juste faveur qui entoure l'historien. Cependant tous les deux seraient couverts de la même immunité dans un système qui repousserait par une fin de non-recevoir toutes poursuites pour diffamation envers les morts. Tout serait confondu dans ce système, et, sous prétexte d'assurer les priviléges de l'histoire, on sacrifierait à ce qui ne peut se couvrir de ce beau nom, à la diffamation et à l'injure, l'inviolabilité de la vie privée et de l'honneur des familles.

· DÉFENSE. La défense répond d'abord au reproche fait à l'arrêt attaqué, de blesser le sentiment moral par un système qui laisserait sans

protection l'honneur de la mémoire des morts. La défense soutient que ce reproche n'est point fondé. L'accès de la justice n'est point fermé aux familles lésées dans un de leurs intérêts les plus chers par la diffamation qui s'attaque à la mémoire d'un de leurs membres. Une large voie est ouverte à leurs réclamations devant la juridiction civile. Sans être gênées par les règles étroites et rigoureuses établies dans les lois pénales, elles peuvent invoquer dans toute sa latitude le grand principe d'équité formulé par l'art. 1382 du C. Nap. Il autorise les tribunaux à vérifier, par tous moyens, la faute plus ou moins grave qui a causé le dommage et à ordonner toutes les réparations que peuvent réclamer les intérêts privés. Une noble famille, jalouse à juste titre de l'honneur d'une illustre mémoire, celle du prince Eugène, a donné, il y a quelques années, l'exemple d'une action en réparation introduite par cette voie. Sur les preuves produites, il a été jugé que les faits imputés au prince Eugène, dans les Mémoires du duc de Raguse, étaient faux, et la Cour impériale de Paris, plaçant le remède à côté du mal, a ordonné que l'éditeur des Mémoires serait tenu d'insérer à côté des passages calomnieux les documents qui rétablissaient la vérité. Cet arrêt a été rendu le 17 avril 1858 (P.1860.615), par la Cour impériale de Paris, sous la présidence de l'éminent magistrat qui remplit aujourd'hui les fonctions de procureur général devant la Cour. Mais l'action civile ne peut être portée devant les tribunaux de répression que comme liée à l'action publique et qu'autant qu'elle a pour base un délit entrainant la compétence de ces tribunaux. Le principe d'équité qui veut que satisfaction soit donnée aux intérêts privés ne suffit plus pour autoriser la poursuite. Il faut rechercher si le fait d'où rẻsulte le préjudice est compris dans les incriminations de la loi pénale. Le sentiment moral ne doit pas seul diriger ici, car la loi pénale ne punit pas tout ce qui blesse ce sentiment. Des faits trèsimmoraux ont été omis à dessein dans la nomenclature de la législation pénale, parce que ses auteurs, statuant surtout en vue de l'intérêt social, se sont demandé si, à ce point de vue, il n'y aurait pas plus d'inconvénients que d'avantages å en autoriser la poursuite. Lorsque, par ce motif ou par un autre, la loi pénale se tait, le juge doit s'arrêter, sans jamais pouvoir l'étendre au delà de ses termes, ni suppléer à son silence par les inspirations de l'équité et à l'aide des arguments par analogie, qui ne sont admissibles que pour l'interprétation des lois civiles. Ces principes vous sont trop familiers pour qu'il soit nécessaire de les développer davantage. Il suffit de les énoncer pour écarter les inductions éloignées que l'on a voulu tirer des art. 727, 1046, C. Nap., et 447, C. d'inst. crim., dispositions spéciales tout à fait étrangères à la matière qui nous occupe. Abordant, à la lueur de ces principes généraux qui doivent présider à l'application des lois pénales, l'examen du texte sur la matière, la défense fait remarquer que la loi du 17 mai 1819 n'a point spécifié dans ses incriminations la diffamation de la mémoire des morts, et qu'aucun des orateurs qui ont pris part à la discussion si complète et si approfondie de

cette loi n'y a fait allusion. Le silence gardé sur ce point acquiert une extrême importance, si l'on ajoute que la législation préexistante n'avait point incriminé ce fait particulier. Les demandeurs ont parlé d'une tradition de l'ancienne jurisprudence sur le sens de laquelle on s'expliquera plus tard; mais, dès à présent, on peut dire que si cette tradition avait jamais existé, le fil en était brisé depuis longtemps. Un abîme sépare la législation moderne de l'ancienne jurisprudence criminelle. Dans un temps où l'on personnifiait la mémoire des morts pour les poursuivre criminellement, par une conséquence nécessaire on pouvait agir aussi pour les défendre. Pothier nous a conservé les règles et les procédés étranges qui étaient usités dans les procès criminels faits au cadavre ou à la mémoire des morts. Laissons ces souvenirs qui ramèneraient à la barbarie du moyen âge. Interrogeons la législation pénale depuis 1789, et surtout le Code pénal de 1810, qui a immédiatement précédé la loi de 1819. Evidemment ce Code n'avait en vue de protéger contre la calomnie que les personnes vivantes, puisqu'il prévoyait dans son art. 367 que la calomnie pourrait les exposer à des poursuites criminelles ou correctionnelles. Dans ce silence de la législation pénale préexistante sur la diffamation de la mémoire des morts, comprendrait-on qu'une innovation aussi importante, qu'un droit de poursuite aussi difficile et aussi nécessaire à réglementer, quant à son mode d'exercice, ses conditions et sa durée, se fût glissé dans la loi de 1819, sans qu'un mot eût révélé la pensée du législateur et tracé aux tribunaux la règle de leurs nouveaux devoirs?

[ocr errors]

a

«La défense va plus loin: elle ne se fonde pas seulement sur le silence gardé par la loi de 1819, quoiqu'il suffise pour interdire la poursuite. Elle soutient que le texte de cette loi, par l'indication des éléments constitutifs du délit de diffamation, exclut l'application que l'on voudrait en faire à la diffamation de la mémoire des morts.— - L'art. 13 de la loi du 17 mai définit ce délit l'alléga«tion ou l'imputation d'un fait portant atteinte à « l'honneur ou à la considération de la personne à Ilaquelle le fait est imputé. » Ainsi la loi exige comme condition essentielle de l'existence du délit qu'une personne soit atteinte dans son honneur ou sa considération. Or, le sens du mot personne est fixé dans le langage des lois et surtout des lois criminelles. Les personnes sont les êtres capables de posséder des droits, quarum gratia jus constitum est, et le délit envers les personnes est la violation de leur droit à la conservation de leur existence, de leurs biens matériels et moraux, de leur honneur, de leur considération. Cette infrac tion suppose un rapport juridique entre deux termes dont l'un vient à manquer si la personne n'est plus là pour ressentir l'injure et s'en plaindre. Lorsque la mort a brisé l'union d'une âme immortelle et d'un corps périssable, la personnalité s'évanouit avec l'homme qui en était investi. Il laisse après lui sur la terre une dépouille mortelle qui n'aura bientôt plus de nom dans aucune langue. Mais la plus noble partie de lui-même, celle qui par l'intelligence et la liberté constituait la personne, le sujet du droit et de l'obligation, elle

[ocr errors]

a passé dans un monde meilleur où il n'appartient qu'à la foi religieuse et à ses espérances de pénétrer avec elle. Les injures qui partent d'icibas peuvent-elles en troubler la sérénité? L'antiquité païenne prêtait aux mânes outrages un esprit de vengeance. La seule présomption conforme à nos idées chrétiennes est celle du pardon des injures. Mais la loi humaine est impuissante pour résoudre ces problèmes. Lorsque l'offensé ne peut plus se faire entendre, il n'appartient point à la loi de le faire parler ni de parler à sa place et en son nom : sa compétence s'arrête à la limite des deux mondes; cette limite, c'est le tombeau.

a

a

"

S'il est un fait dont la criminalité soit subordonnée à la condition qu'il affecte une personne vivante capable de le ressentir et de s'en plaindre, c'est surtout la diffamation et l'injure. Le législateur a considéré que les infractions de cette nature n'offensent que très- indirectement l'ordre public et qu'elles blessent principalement un intérêt privé. En conséquence, il a fait fléchir par une disposition exceptionnelle le principe de l'indépendance de l'action publique, et il a exigé, pour mettre cette action en mouvement, l'impulsion, la plainte de la partie lésée, aux termes de l'art. 5 de la loi du 26 mai 1819. M. de Serre a fait connaître dans son exposé de motifs la raison de cette disposition exceptionnelle. Nul sans son con⚫sentement, dit-il, ne doit être engagé dans des débats où la justice même et le triomphe ne sont pas toujours exempts d'inconvénients; et si le maintien de la paix publique semble demander qu'au« cun délit ne reste impuni, cette paix gagne aussi « à ce qu'on laisse se guérir d'elles-mêmes des blessures qui s'enveniment dès qu'on les touche. Rien n'est plus intimement personnel que cette délibération avec soi-même sur la question de savoir s'il convient ou nón de poursuivre la diffamation. La considération, qu'il s'agit de défendre par cette poursuite, n'a-t-elle pas plus à y perdre qu'à y gagner? La volonté de la personne diffamée peut seule trancher ces questions si délicates, dans lesquelles les scrupules de sa conscience et les intérêts de son honneur sont engagés. La conscience, la volonté de ces héritiers ne peuvent être substituées à la sienne. Le droit de poursuite en cette matière est un de ces droits exclusivement attachés à la personne qui ne passent point aux héritiers, même pour les diffamations proférées pendant la vie du défunt, s'il n'a luimême porté plainte. Actio injuriarum neque hæredi neque in hæredem datur, nisi lite contestatâ. L. 13, pr., ff., de Injuriis et famosis libellis. A cette raison, tirée du caractère exclusivement personnel du droit de plainte en cette matière, on peut en ajouter deux autres pour refuser aux héritiers la poursuite à raison des diffamations et des injures qui ne se sont produites qu'après la mort de leur auteur. Les héritiers n'ont pu succéder à un droit d'action qui ne lai était point acquis, qui n'était point dans ses biens à l'époque de sa mort; et, ce qui est plus décisif encore, le fait ne pouvait plus se produire après cette époque avec les conditions qui constituent le délit et qui autorisent la poursuite. -Comment donc, en dehors ces conditions, l'ancienne jurisprudence avait-elle pu admettre la poursuite

[ocr errors]

a

« PrécédentContinuer »