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sous un autre rapport; car si leurs actes de naissance, dont le plus ancien remonte à 1822 seulement, leur donnent le nom de de Crussol plus ou moins bien placé et plus ou moins régulièrement orthographie, ils ne le trouvent pas dans l'acte de naissance de leur père, qui, de leur aveu, ne l'avait jamais pris jusqu'en 1816, et ils sont obligés de remonter à 1761 pour le rencontrer dans l'acte de naissance de leur aïeul. Que leur reste-t-il donc pour suppléer au titre qui leur manque, et justifier de leur droit à un nom qu'ils ne tiennent pas directement de leur père ? Uniquement la possession que l'arrêt leur attribue. Oh ! si cette possession est ancienne, si l'origine s'en perd dans la nuit des temps, si elle est attestée par une série d'actes tous concordant entre eux, et s'ils ne l'invoquent que comme une preuve à l'appui de leur prétention, nous ne saurions en contester l'efficacité juridique et légale; le nom toujours porté par tous les membres d'une famille et qui s'est transmis de génération en génération, est évidemment le nom de cette famille. La possession, dans ce cas, ne crée pas le nom, elle ne fait qu'en attester l'origine et la fixité. Mais si, au contraire, cette possession est récente, si on en connaît le principe, si elle s'est substituée à une possession ancienne avec laquelle elle est en contradiction manifeste; si elle se produit avec un nom nouveau qui, par une cause ou par une autre, a pris la place du nom primitif attesté par des documents irrécusables, elle est, par elle-même, sans valeur légale; car elle ne pourrait prévaloir contre la possession ancienne sans constituer un titre et devenir le principe d'un droit nouveau; or, toute possession assez puissante pour créer un droit différent du droit antérieur, lorsqu'elle s'est continuée pendant un temps plus ou moins long, est nécessairement une prescription dans le sens légal de cette expression, quel que soit le nom dont on la décore, et quand bien même on la qualifierait, comme le fait l'arrêt attaqué, de possession sui generis. Le nom ne change pas la nature des choses, et il nous est impossible de ne pas voir l'élément essentiel et caractéristique de la prescription dans la possession par laquelle on peut arriver à acquérir un droit que l'on n'avait pas d'abord. Or, la propriété d'un nom ne s'acquiert pas plus qu'elle ne se perd par la prescription; c'est l'arrêt qui le dit, et la doctrine qu'il consacre à cet égard est à l'abri de toute contestation; donc nous avons raison de dire qu'une telle possession serait sans valeur, et ne pourrait servir de fondement juridique à une décision judiciaire.

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Voilà le droit. Arrivons maintenant aux faits, et précisons bien le caractère de cette possession que l'arrêt attaqué relève en faveur de la famille des Epesse, et qu'il déclare assez puissante pour justifier sa prétention à la propriété du nom de Crussol... (Ici M. le rapporteur, analysant l'arrêt attaqué, fait ressortir de ses termes que le nom de Crussol n'est pas le nom primitif de la famille des Epesse, que le nom qu'elle a porté avant 1761 est celui de Coursule, et que c'est seulement de variations en variations, d'altérations en altérations, que l'on est arrivé à transformer successivement le nom de Coursule en Crussol, puis il ajoute :) Et cependant c'est ce

nouveau nom que l'arrêt attribue aux des Epesse, en jugeant qu'ils en ont conquis la propriété par une possession récente, datant seulement de 1761, et devant laquelle s'efface l'antique possession consacrée par plusieurs siècles !

« Pour justifier sa décision, l'arrêt attaqué en est réduit à poser en principe qu'en matière de nom patronymique, la possession ancienne (nous reproduisons ses expressions) ne saurait l'emporter sur la possession nouvelle qui lui a succédé, lors. que cette possession compte déjà une durée de près d'un siècle. Mais si ce principe est vrai, que devient cet autre principe que le nom est hors du commerce et qu'il ne peut s'acquérir par la prescription? N'est-ce donc pas une prescription accomplie que cette possession nouvelle qui aurait eu pour effet et pour conséquence légale tout à la fois de faire disparaître le nom anciennement porté, et de lui substituer un nom nouveau qui, désormais, serait le signe distinctif de la famille qui l'a pris ? Elle aurait créé un droit en annihilant l'ancien, et la prescription ne fait pas autre chose...

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Suivant la Cour de Riom, la nature des choses et l'intérêt public ne permettent pas qu'il soit fait de l'imprescriptibité du nom une application rigoureuse et absolue. Nous admettrions avec elle qu'une prescription de droit n'est pas tellement inflexible que, même en l'absence d'un texte de loi qui les autorise, des tempéraments ne puissent parfois la mitiger dans l'application, que son arrêt ne résisterait pas mieux à la critique du pourvoi, car ce n'est pas seulement un tempérament qu'il apporte au principe de l'imprescriptibilité du nom, c'est une règle absolue qu'il pose, lorsqu'il veut que, pour fixer le nom d'une famille et déterminer son droit à le porter, on ne remonte pas dans le passé au delà d'une certaine mesure, et que l'on s'attache bien plutôt (c'est toujours lui que nous laissons parler) à la possession des générations naissantes qu'à celle des générations depuis longtemps évanouies... L'arrêt objecte que tout nom dérive de la possession, et que, par conséquent, la possession est un titre, mais l'objection n'est pas sérieuse et elle repose sur une confusion. Sans doute, le nom, à l'exception de celui que le souverain confère, n'a pas d'autre origine que la possession le plus souvent déterminée par le caprice, le hasard, la profession, les qualités physiques et morales de ceux qui commencèrent à le porter; et, en ce cas, il est vrai de dire que la possession est un titre; mais, en matière de nom, elle n'opère qu'une fois; lorsque le nom s'est incrusté par elle sur la personne de celui qui l'a pris, le droit est irrévocablement acquis, la propriété est constituée; la possession ne peut y porter aucune atteinte; elle serait inefficace pour défaire son œuvre; sa puissance, comme titre, est épuisée, et, désormais, elle n'est plus qu'une preuve et n'a de valeur comme preuve qu'à la condition d'être constante et de n'avoir jamais varié; car c'est un fait qu'elle atteste et non plus un droit qu'elle peut créer.

• Ainsi entendue, nous comprenons et nous admettons cette maxime de Dumoulin dont s'étaie l'arrêt, qu'en pareille matière, la possession est plutôt un titre qu'une prescription: Non dicitur

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præscriptio, sed titulus. Mais la Cour de Riom fait de cette maxime un singulier abus et la dé nature étrangement, lorsqu'elle dit qu'en cette matière la possession est le titre principal ou plutôt le titre unique... Avec une pareille theorie, le nom n'a plus rien de fixe et d'immuable; il est abandonné à tous les caprices de celui qui le porte, et chacun peut le modifier et le changer à" son gré, s'il a la patience d'attendre qu'une possession plus ou moins longue soit venue consacrer le changement ou l'usurpation.-C'est bien cette doctrine toute nouvelle qui, si elle pouvait être acceptée, compromettrait gravement l'ordre public en jetant, avec la confusion dans les familles, le trouble et la perturbation dans les relations sociales et dans les nombreux intérêts moraux et matériels qu'elles mettent en contact. Nous croyons fermement avec la Cour de Riom, qu'il importe à la bonne police de l'Etat que les noms, qui sont comme le signalement et la personnification des familles et des individus, restent immuables; mais nous ne saurions admettre avec elle que cet | intérêt n'existe qu'à l'égard des générations actuelles et non à l'égard des générations depuis longtemps disparues de la scène du monde,

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• et

plus dignes d'exercer la curiosité de l'archéole gue, que la science pratique et vivante du ju⚫risconsulte.. Singulière proposition qu'il n'est pas besoin de dire que nous reproduisons textuelle ment et par laquelle la Cour de Riom rompt brusquement avec le passé, et détruit jusqu'au souvenir des générations anciennes en brisant le lien qui les rattache aux générations qui leur ont succédé; cette doctrine, nous n'hésitons pas à le dire, est le renversement de tous les principes, et, si elle pouvait être admise, la fixité et l'immutabilité du nom, si essentielles à maintenir, ne seraient plus que des mots vides de sens... Cela nous paraît tellement évident que nous croyons inutile de rappeler les nombreux arrêts qui ont jugé qu'en matière de nom, la possession nouvelle ne peut rien contre l'antique possession attestant le nom primitif d'une famille, et que c'est toujours à ce nom qu'il faut en revenir nonobstant les changements et les altérations qu'il aurait subis, lorsque d'ailleurs il est manifestement prouvé par une filiation régulièrement établie. Nous nous bornerons à citer un arrêt de la Cour de Nîmes, du 6 juin 1839 (1), contre lequel on s'est vainement pourvu, et qui juge dans les termes les plus explicites que les noms de famille sont imprescriptibles en ce sens que, quelques changements d'orthographe ou de prononciation qu'ils aient subis, et quelque laps de temps qui se soit écoulé depuis ces altérations, les descendants ont toujours le droit de reprendre le nom primitif de leurs aïeux... »

M. l'avocat général Paul Fabre s'est, au contraire, prononcé en faveur de l'arrêt attaqué.

Qu'un même nom, a dit ce magistrat, puisse légitimement appartenir à deux familles étrangères l'une à l'autre, personne ne le conteste, et c'est là, de l'aveu de tous, une des différences qui dis

tinguent la propriété du nom de la propriété des autres biens. Pour qu'une famille puisse interdire à une autre de porter son nom, il faut qu'elle prouve que cette autre famille n'y a pas droit. Le duc de Crussol d'Uzès a-t-il fait cette preuve contre les des Epesse ?-Mais d'abord quelle preuve avait-il à faire?

Deux systèmes sont en présence. Le premier est absolu. En matière de nom, dit-il, la possession ne peut rien. On la trouve bien, à la vérité, à l'origine de tous les noms, mais elle n'a pu opérer qu'une fois. Dès qu'une famille a possédé un nom distinctif, à quelque époque que ce fait remonte, ce nom est resté le sien; le principe, en cette matière, c'est l'immutabilité; le nom a pu s'altérer, se transformer par l'effet du temps ou de la volonté; la possession du nom transformé, quelque durée qu'elle ait eue, sera juridiquement impuissante. Toujours la famille pourra retourner spontanément ou être ramenée de force

son nom primitif. Celui-là seul est légitime. Donc un arrêt violera la loi quand il maintiendra à une famille le nom qu'elle porte actuellement, s'il reconnaît en même temps que ce nom diffère d'un nom qu'elle a plus anciennement porté. Les noms ne sont pas dans le commerce, et ils ne s'acquièrent pas par prescription.

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L'autre théorie est moins absolue. Sans doute," dit-elle, les noms ne s'acquièrent pas par prescription, mais ils s'acquièrent par l'usage, ce qui est tout différent, bien que l'usage, comme la prescription, repose sur la possession. La prescription est un droit qui s'acquiert à jour fixe: hier, je possédais un immeuble depuis trente ans moins un jour, je n'en étais pas propriétaire; je le suis aujourd'hui, j'ai prescrit.-L'usage, au contraire, ne s'établit que par un ensemble de faits dont la fréquence et la généralité sont variables, et abrégent ou allongent le laps de temps nécessaire à l'établissement de l'usage. Un nom n'est autre chose que la désignation usuelle d'une famille. L'usage de cette désignation s'établit, en fait, comme tous les autres usages, comme celui, par exemple, du premier pavage des rues dans les villes aux frais des riverains (nous citons cet usage parce que le Conseil d'Etat a eu plus d'une fois à en rechercher et à en constater l'existence); il s'établit par la preuve que, pendant un temps plus ou moins long, l'existence de l'usage s'est manifestée par la fréquence, la publicité, la généralité de ses applications.-En matière de nom, l'usage vient plus du public que de la famille elle-même, et bien que la famille ait la possession de ce nom sous lequel ses voisins ont, depuis longtemps, pris l'habitude de la désigner, 'c'est l'usage du public, autant que sa possession propre, qui lui assure la propriété du nom: Non dicitur præscriptio (comme disait Dumoulin), sed titulus. Par suite, dit-on dans ce système, puisque l'usage fait loi, le nom légitime de chaque famille est aujourd'hui celui qu'un usage constaté lui donne. Le principe de l'immutabilité des noms n'est écrit nulle part et il ne pouvait pas l'être, parce qu'il n'est pas plus au pouvoir du législateur de décréter l'immutabilité des noms que celle

(1) V. cet arrêt (joint à Cass. 8 mars 1841), de la langue. P.1839.1.627.-S.1841.1.189.

ANNÉE 1867.-6 LIVR.

Nous ne mentionnons que pour mémoire un 40

troisième système qui vient de se produire à la barre, et suivant lequel le seul nom légitime de chaque famille serait celui que son auteur aurait choisi à l'origine. Est-ce sérieusement qu'on suppose que les noms de Lebas ou Lehideux, et même ceux de Ledoux ou de Legentil, ont été l'objet d'un choix de la part de ceux qui les ont portés depuis? A qui fera-t-on croire qu'à un jour donné (que l'on place entre le dixième et le treizième siècle) chaque famille de France a dû faire, comme beaucoup de familles juives en 1808, le choix d'un nom, et le faire une fois pour toutes ? L'histoire et la raison protestent contre cette chimère.

«La question est donc, en réalité, entre les deux systèmes exposés plus haut. Quel est le vrai nom de la famille ? Est-ce celui que lui donne l'acte le plus ancien qu'on trouve dans ses archives? Est-ce, au contraire, celui que lui assigne aujourd'hui un usage auquel la justice aura reconnu les conditions de durée, de publicité, de généralité, qui constituent l'usage en matière de nom? Est-ce, en un mot, le nom sous lequel elle est aujourd'hui connue ?-Fermons pour un moment les livres; oublions les textes, qui, d'ailleurs, ne nous apprendraient pas grand'chose; n'interrogeons que le bon sens, et demandons-lui quelle est, des deux solutions, celle qu'il faut choisir. La loi sur les noms est une loi d'intérêt social; mais dans l'intérêt de quelle société estelle faite ? de la société du seizième siècle, ou de la société actuelle ? C'est une loi d'ordre public; mais dans quels rapports entend-elle mettre l'ordre? Est-ce dans les rapports de la famille dont le nom est en question avec les générations qui dorment dans le tombeau, ou avec les générations vivantes, avec les générations en vue desquelles la loi est faite? Le bon sens le dit: la législation sur les noms n'a pas d'autre raison d'être que l'intérêt des générations contemporaines, et le nom sous lequel elles connaissent une famille est le seul que cette famille doive être à la fois autorisée et condamnée à porter.

Et cette décision, que justifie si directement le principe sur lequel elle repose, ne se justifie pas moins par les inconséquences du système contraire. Qu'on nous oblige tous aujourd'hui à reprendre nos noms du temps de Philippe-Auguste ou de Hugues-Capet; que tous les Louis soient tenus de s'appeler Loys, et que quiconque a un v dans son nom soit tenu d'y substituer un u, qu'y gagneront l'ordre public et l'intérêt social ? La loi, au lieu de guider les recherches, ne fera plus que les égarer; elle mettra le désordre dans les rapports qu'elle devait régler; le vieux nom (en supposant que la prononciation en soit encore aujourd'hui possible), au lieu de désigner à tous la famille, ne servira plus qu'à la cacher.

« Ce n'est pas tout. Ce système va droit contre son but. Ce qu'il cherche, c'est l'immutabilité du nom, et c'est sa variabilité incessante qu'il va créer. Quand on aura cru, en effet, trouver le plus ancien nom d'une famille, on découvrira quelque plus vieux papier qui lui en assignera un autre, et la justice, qui avait d'abord condamné la famille à reprendre un vieux nom, devra la condamner à le quitter pour un plus vieux en

core. Or, comme la fixation des noms a été l'œuvre du temps et que l'époque la plus ancienne est précisément celle de leur plus grande variabilité, il y aura beaucoup de chances pour que la découverte d'un plus vieux parchemin donne au nom une assonance et une orthographe différentes de celles jusque-là connues.

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Après avoir interrogé la raison, consultons les textes. Ni l'édit de 1555, ni l'ordonnance de 1629, ni la loi des 19-23 juin 1790, art. 2, ne disent à quels signes on reconnaîtra le vrai nom de la famille. Le décret du 6 fruct. an 2 essaie une définition: Le vrai nom, c'est celui exprimé, dit-il, dans l'acte de naissance. Mais, comme le nom donné au fils dans son acte de naissance est le nom du père, et que le père n'a pas le droit lui-même de se donner un autre nom que celui qu'il a reçu dans son acte de naissance, c'est-àdire celui de l'aïeul, il en résulte que c'est l'ensemble de la série des actes de naissance qui constitue le nom, et que si, dans un de ces actes, il a été altéré, l'acte doit être rectifié. Votre jurisprudence avait mis ce principe hors de doute, et il a été appliqué une fois de plus par la loi du 28 mai 1858 sur l'usurpation des titres. (Voir le rapport de M. du Miral et la circulaire du garde des sceaux du 22 nov. 1859.)

« Ce qui fait le nom, c'est donc l'ensemble des actes de l'état civil et non un acte isolé, que ce soit le plus récent ou le plus ancien. Et le législateur de l'an 2 indique bien lui-même que c'est à l'ensemble des actes de l'état civil dans les temps modernes qu'il faut s'arrêter, quand il dit, dans l'art. 2, que le surnom qui a servi jusqu'ici à distinguer les membres d'une même famille pourra être ajouté au nom. Jusqu'ici est le contraire d'autrefois, et si le législateur n'emploie ce mot qu'à l'égard du surnom, c'est que le droit de garder un surnom pouvait faire doute pour celui qui avait déjà un nom, mais assurément, ce n'est pas pour établir pour les surnoms une règle autre que pour les noms et pour dire que ce sera l'usage moderne qui donnera les surnoms, tandis que ce serait, pour les noms, l'usage ancien et oublié.

« Cette interprétation si raisonnable de la loi, votre jurisprudence la consacre. (Voir notamment votre arrêt de Chanel, du 25 fév. 1823 (1), duquel il résulte que si la famille de Chanel avait porté le nom de Croy pendant les cent dernières années, comme elle le prétendait, ce nom lui appartiendrait; votre arrêt d'Adhémar, du 8 mars 1841 (2), qu'explique ce passage de l'arrêt attaqué de la Cour de Nîmes, que tous les Adhémar avaient pris indifféremment, même à des époques assez rapprochées, ce nom ou celui d'Azémar;l'arrêt de la chambre civile du 16 mars 1841 (3), portant que les enfants Constant n'avaient pas porté assez longtemps le nom de Tartanson pour établir une possession suffisante; et surtout l'arrêt de la même chambre, Trippier de Lagrange, 20 nov. 1866 (4), au rapport de M. Laborie.)

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Le principe est donc certain: c'est l'usage actuel qui fait loi, à la condition de constituer, aux yeux du juge, par son ancienneté et sa publicité, un véritable usage. Et qu'on ne dise pas que cette doctrine va autoriser chaque famille à changer son nom sans décret; non, nul ne peut se changer son nom à lui-même, puisqu'il y faut la consécration du temps et l'absence de toute contestation pendant une période que le juge peut porter jusqu'à un siècle. Mais ce n'est pas une volonté privée qui change un nom quand c'est le cours des siècles qui transforme les ou en u et les u en v.

Si donc, en fait, pendant deux siècles et demi, la famille des défendeurs éventuels avait porté constamment un même nom que, depuis plus d'un siècle, un autre nom serait venu remplacer, il serait encore vrai de dire que c'est ce dernier nom qui seul est devenu légitime, puisque c'est le seul sous lequel la famille soit connue de nos contemporains. Mais, en réalité, la situation, dans l'espèce, est bien plus simple. Le juge du fait n'avait pas à choisir entre deux usages ou deux longues possessions successives: il se trouvait en présence, comme il arrive le plus souvent, de deux périodes, dont l'une avait vu la désignation de la famille flotter entre une quinzaine de noms analogues, mais différant cependant d'assonance ou d'orthographe, et dont l'autre, au contraire, avait vu l'un de ces noms se dégager enfin, dominer les autres, comme dit l'arrêt, et devenir, depuis un siècle, le nom fixe de la famille, sauf l'interruption causée par les lois révolutionnaires et prolongée jusqu'à 1816 par une fausse interprétation de ces lois. C'est le nom dégagé, dominant et fixe que l'arrêt déclare constituer le nom de famille, et le pourvoi qui, pour éviter ce nom, veut remonter à la période de variation et d'incertitude qui a précédé le milieu du siècle dernier, ne sait plus à quel nom s'arrêter. Sera-ce au nom de Courcelles, le nom du plus ancien des aïeux connus? Mais cela est difficile en présence du jugement de M. de Bezons, commissaire de Louis XIV pour la vérification de la noblesse du Languedoc, jugement qui, en 1669, reconnaissait que la famille avait fait ses preuves de noblesse sous le nom de de Coursules. Sera-ce au nom de de Coursules ? Mais cela renverserait toute la théorie, car il faudrait reconnaître que, dès 1669, on reconnaissait que l'usage avait pu transformer le nom de Courcelles en celui de Coursules, et comme le jugement rendu sur la noblesse et les honncurs de cour ne fait pas chose jugée sur le nom (vous l'avez jugé par votre arrêt La Châtaigneraie, du 18 mars 1834 (1)), on risquerait de perdre ainsi le bénéfice de la logique sans gagner celui de la chose jugée. Non, en présence des quinze ou seize dénominations d'où s'est dégagé, depuis 1761, le nom de de Crussol, dont l'apparition dans les actes de la famille est bien antérieure à 1761, mais qui est entré, à cette date, pour la première fois, dans un acte de naissance, il n'y a pas d'autre dénomination à assigner à la famille que ce nom de de Crussol, créé

(1) P. chr.-S.1835.1.300.

par le temps et par l'usage, moins pris que subi (dit l'arrêt). Ce nom a pu faire croire un instant aux défendeurs éventuels, et faire croire à tort, qu'ils pouvaient appartenir à une branche cadette de la famille des Crussol d'Uzès, sans qu'ils aient pour cela encouru, plus que leurs auteurs, aucun reproche de mauvaise foi. C'est donc avec raison que l'arrêt de Riom a accueilli leur demande en rectification des divers actes de l'état civil de leurs père et mêre où ce nom avait été omis; c'est avec raison qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de M. le duc d'Uzès, tendant à leur faire enlever le nom qu'ils ont trouvé dans leurs quatre actes de naissance, dans l'acte de naissance de leur aïeul et de deux de leurs grands-oncles, qu'ils ont toujours porté, qu'ils ont donné à leurs enfants et qu'ils auraient certainement trouvé dans l'acte de naissance de leur père, si leur père n'était pas né en l'an 3.

Nous estimons qu'il y a lieu de rejeter le pourvoi.

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ARRÊT.

LA COUR;-Sur la première branche de l'unique moyen de cassation :-Attendu que les défendeurs éventuels, ayant présenté requête au tribunal de Saint-Flour, en février 1863, pour faire opérer quelques rectifications dans certains actes de l'état civil concernant leur famille, le sieur de Crussol, duc d'Uzès, est intervenu dans cette instance à l'effet de demander qu'il leur fût fait défense de porter le nom de Crussol; - Attendu que pour repousser cette intervention, l'arrêt attaqué se fonde sur trois faits ou ordres de faits, qu'il résume lui-même en ces termes, savoir: 1° que le nom de Crussol des Epessé est attribué aux défendeurs éventuels par leurs actes de naissance; 2o que la famille de ceux-ci est en possession paisible, publique et non contestée de ce nom, depuis l'acte de naissance de leur aïeul en date du 12 août 1761, c'est-à-dire depuis plus d'un siècle avant la réclamation du demandeur en cassation, sans qu'il y ait lieu de tenir compte de l'abandon du nom de de Crussol dans l'intervalle de 1791 à 1810; 3° que cette possession séculaire a toujours eu les caractères de la bonne foi;-Attendu que, sous ce premier rapport, la loi ne peut avoir élé violée par un arrêt qui ne fait rien autre chose que de consacrer au profit de chacun des défendeurs éventuels la force légale attachée à leur acte de naissance, à celui de leur père, à celui de leur aïeul, et à une possession conforme à ces actes pendant le cours d'un siècle ;-Attendu qu'à la vérité le même arrêt reconnaît qu'avant 1761 la possession du nom de de Crussol par les défendeurs éventuels n'a été que variable, intermittente, équivoque, et plutôt contraire que favorable à leur prétention; mais qu'à ce second point de vue, on ne peut sérieusement faire un reproche à la Cour de Riom d'avoir refusé de prendre pour base de sa décision des faits et des actes qui, tous trèsanciens et contradictoires entre eux, n'of

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fraient, après une patiente et minutieuse analyse, que des incertitudes matérielles, au milieu desquelles aucune lumière n'apparaissait pour éclairer la conscience des juges et justifier à leurs yeux le mérite de l'intervention du demandeur en cassation; Attendu que le pourvoi objecte vainement que la prise du nom de de Crussol dans la famille des défendeurs éventuels n'aurait été qu'une usurpation commencée vers 1761; que, d'une part, cette usurpation n'est pas établie, puisque rien n'est plus contraire à l'idée d'usurpation que la bonne foi, reconnue chez ces défendeurs éventuels et leurs ascendants les plus proches; que, d'autre part, l'arrêt attaqué n'admettant en fait comme possible ou problable, quoique non justifiée, qu'une altération de nom qui se serait opérée par l'effet de l'inattention et du temps à une époque qu'on ne peut exactement fixer, il est évident que cette altération involontaire n'a jamais pu, à aucune époque, revêtir le caractère d'une usurpation;

Attendu qu'en supposant que le demandeur en cassation ou ses auteurs aient été recevables, vers l'année 1761, à se plaindre, aux termes de l'ordonnance du 25 mars 1555, d'une altération de nom qui leur préjudiciait, la possibilité d'une plainte formée à une époque où cette plainte était susceptible d'être utilement vérifiée ne fait point obstacle à ce que l'intervention de ce même demandeur ait pu être repoussée, en 1863, après un siècle de silence; que le refus d'accueillir l'intervention est alors justifié, non par la prescription, évidemment inadmissible dans une matière régie par l'art. 2226, C. Nap., mais par cet autre motif tiré de ce que le silence d'un siècle, imputable à ceux qui l'ont gardé, est un fait dont ceux-ci doivent supporter la responsabilité, si, par l'effet de ce silence, des usages sincères se sont établis sur la tête de tierces personnes étrangères à toute pensée d'usurpation, et si ces usages faisant naître une identité ou quasiidentité de nom involontairement subie, out imposé leur loi à tous et consacré des droits manifestés par les actes de naissance et la possession de plusieurs générations;-Attendu que la règle, toute négative, qui écarte de la cause la prescription mentionnée au dernier titre du Code Napoléon et définie par l'art. 2219 de ce Code n'empêche pas que l'usage et la possession, qui exercent leur action inévitable sur les noms comme sur toutes choses, ne puissent quelquefois être pris en considération sur cette matière; que, seulement, comme la loi n'a réglé ni la durée ni les conditions de cette possession et de cet usage, il suit de là que les juges du fond apprécient souverainement la loyauté et l'elfet de ces usages, tantôt en les faisant respecter, tantôt en les ramenant à leur première origine; que le principe essentiel qu'il convient de sauvegarder, à cet égard, est celui qui, renouvelé de la loi du 6 fructidor an 2, a été proclamé dans l'art. 57, C. Nap.,

et veut que chacun porte le nom de son père; que c'est ce principe qui, plus digne de sanction encore quand il porte l'empreinte de trois générations successives, a été appliqué aux faits spéciaux de la cause; que l'arrêt, qui a fait cette application, ne comporte point la censure de la Cour de cassation;

Sur la deuxième branche du moyen: Attendu que cette branche est complétement mal fondée, puisque l'arrêt attaqué, après avoir constaté souverainement, en fait, que la possession du nom porté aujourd'hui par les défendeurs éventuels offrait tous les caractères de la bonne foi, a pu décider, en droit, par les motifs analysés plus haut, que cette possession devait exercer sur le débat la part d'influence qui lui a été attribuée par ledit arrêt;—Rejette, etc.

Du 15 mai 1867.-Ch. req.-MM. le cons. Taillandier, prés.; Woirhaye, rapp. (substituant M. Renault d'Ubexi); P. Fabre, av. gén. (concl. conf.); Salveton, av.

CASS. CIV. 24 avril 1867.

ENCLAVE, PASSAGE, ALIENATIOn partielle.

Lorsqu'un fonds déjà enclavé par l'effet de la vente antérieure de la portion par laquelle il accédait originairement à la voie publique vient lui-même à être vendu, l'acquéreur peut réclamer le passage sur un fonds voisin autre que celui ayant appartenu au vendeur primitif: il n'en est pas de ce cas comme de celui où l'enclave est le résultat immédiat de l'aliénation (1). (C. Nap., 682.)

(Vissol et Lasjeunias C. Delcailleau.)

ARRÊT.

LA COUR;-Sur le premier moyen :-Attendu que si, en cas d'enclave résultant de l'aliénation partielle d'un fonds qui, en son entier, avait accès sur la voie publique, le passage doit, en principe, être fourni à l'acquéreur devenu propriétaire de la partie enclavée par le vendeur resté propriétaire de la portion accédant à la voie publique, quand

(1) V. conf., Cass. 19 juill. 1843 (P.1843.2. 592.-S.1843.1.846). V. toutefois MM. Demolombe, Servit., t. 2, n. 603; Aubry et Rau, d'après Zachariæ, t. 2, § 243, p. 506.-Comme le dit notre arrêt, la solution doit être autre lorsque l'enclave est le résultat immédiat de l'aliénation elle-même dans ce cas, et en vertu de la garantie due en matière de vente, le passage doit être fourni par le vendeur. V. Cass. 14 nov. 1859 (P.1860.874.-S.1860. 1.236), et la note. -On décide par le même motif que, au cas où l'enclave se trouve être le résultat d'un partage, le passage est dû, par ses copartageants, à l'héritier auquel est échu le fonds enclavé. V. Cass. 1er août 1861-(P.1862.1052.-S.1861.1.945), et le renAdde sur ces deux points, MM. Aubry et Rau, op. cit., p. 509.

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