§ 1. De l'ouvrage public et des conséquences juridiques qu'entraîne son existence. A. Définition de l'ouvrage public. - Tout immeuble appartenant à une administration publique, construit ou aménagé pour le compte de l'administration publique et en vue d'un service public ou d'un usage public, phénomène aboutira à créer le droit à indemnité là où l'administré n'aurait pu faire valoir aucun autre moyen de droit contre l'administration et ce sera véritablement une faveur. Ç'a été le cas des indemnités accordées aux riverains des cours d'eau lorsque des villes captaient des sources, alors que la législation antérieure à la loi du 8 avril 1898 ne reconnaissait à ces riverains aucun droit sur la source (V. p. 568, l'histoire de ce mouvement de jurisprudence). C'est le cas des indemnités accordées pour refus d'alignement ou refus de permission de bâtir, lorsque ces refus peuvent être considérés comme motivés par une opération de travaux publics et, par suite, comme des dommages résultant de travaux publics, alors qu'en toute autre occasion ces refus, simples décisions de police, ne donnent aucun droit à indemnité. Cons. d'Ét., 3 août 1900, Ville de Paris c. dame Sanoner (V. dans Sir. 1902. 3. 41, une note sur l'histoire de ce développement de jurisprudence). Les raisons de cette importance du contentieux de l'indemnité dans l'opération de travaux publics sont complexes, mais ce sont bien celles que l'on peut faire valoir en faveur de tout le contentieux de l'opération administrative: 10 il y a un intérêt administratif de premier ordre à ce que les obstacles juridiques que l'administration pourrait rencontrer dans l'exécution de l'opération soient levés, sauf indemnité ultérieure, en somme, il y a intéret à la possibilité de l'exécution préalable de l'opération de travaux publics; 2o l'équité exige comme contre-partie de cette exécution préalable, et aussi à raison des dommages inusités qu'entrainent les grands travaux, qu'il soit payé des indemnités; 3° la préoccupation d'équité est d'autant plus pressante que les travaux publics se traduisent par une plus-value collective, un enrichissement général du pays, et qu'il serait scandaleux que ce qui s'annonce comme profitant à tous fût une cause de ruine ou de préjudice pour quelques-uns; 4o à l'appui de ces considérations de politique ou d'équité, se présentent des considerations juridiques qui fournissent la véritable cause obligatoire S'il est une occasion où le patrimoine administratif puisse être considéré comme s'enrichissant au détriment de certains patrimoines particuliers, soit d'une façon directe, soit d'une façon indirecte en moins dépensant, c'est bien dans le cas de la construction de l'ouvrage public, lorsque l'administration a pris le parti de l'établir d'une certaine façon ou dans un certain endroit, malgré les dommages qu'il pourrait entrainer (V. suprà, p. 488). : II. — La théorie de l'opération administrative suppose que l'exécution des services publics est en soi une opération juridique; or, la vérité de ce postulat se trouve démontrée par les travaux publics qui sont à la fois une opération juridique et l'exécution d'un service public. En effet : 1° il existe des services publics chargés d'une façon constante de la préparation, de la direction, de l'exécution des travaux publics, il y a un ministère des Travaux publics et toute une administration des travaux publics; 2° cette administration fait exécuter des travaux en régie, c'est-à-dire comme un service; même quand la construction a été confiée à un entrepreneur, l'exécution de cette entreprise est, par une intervention constante des ingénieurs, rendue aussi analytique que celle d'un service public (V. infrà); enfia, quand l'exécution s'opère par concession, le concessionnaire reste chargé de l'exécution d'un service d'exploitation qui, à des points de vue nombreux, est un service public; 3° tout ouvrage public construit devient l'objet de services d'entretien et d'exploitation qui sont des services publics et qui entraînent, soit des dommages de travaux publics, soit des marchés de travaux publics (Confl., 17 avr. a le caractère d'ouvrage public. Plus simplement, toute dépendance du domaine public, sauf les meubles, ou tout terrain destiné au domaine public, a le caractère d'ouvrage public, actuellement ou virtuellement, et, par suite, tout travail d'aménagement ou d'entretien sur une dépendance du domaine public est un travail public (Confl., 10 nov. 1900, Espitalier, S. 1901. 3. 33 et la note; Cons. d'Ét., 26 juill. 1901, Commune des Tourettes; Conflits, 16 janvier 1911, Rozan) : 1° Il s'agit d'un immeuble construit ou aménagé; de ce chef, la catégorie des ouvrages publics est plus étroite que celle des dépendances du domaine public. A la vérité, la loi ne précise nulle part la nature matérielle de l'objet qui doit être créé par l'opération de travaux publics, mais l'esprit des textes, la jurisprudence, la pratique administrative imposent l'idée de l'immeuble : c'est un pont, une voie ferrée, un bâtiment, qui sont construits sur le sol et deviennent l'accessoire du sol; c'est un jardin public aménagé (Cons. d'Et., 12 mai 1912, Dorville); c'est une canalisation établie dans le sol, un arbre planté, une hausse mobile scellée sur un barrage (Cons. d'Ét., 18 janv. 1901, Juteau). Les objets mobiliers qui ne seront jamais incorporés au sol, quelque importants qu'ils soient, n'ont pas la qualité juridique d'ouvrages publics; ainsi, par exemple, les navires de guerre construits par des entrepreneurs privés, même sous la surveillance des agents de l'État, ne sont pas des ouvrages publics et l'opération de leur construction n'est pas un marché de travaux publics, mais un simple marché de fournitures (1). On peut se demander si des constructions immobilières certainement incorporées au sol, mais destinées à ne pas durer, ont bien le caractère d'ouvrages publics, par exemple les constructions provisoires d'une exposition publique. Il y a eu des décisions contradictoires (Cons. d'Ét., 4 juill. 1884, François et 30 juin 1893, Cauvin-Yvôse; 15 mai 1903. Bied). Mais, finalement, l'affirmative a été admise implicitement par Cons. d'Ét., 19 mai 1905, ministre du Commerce et 11 mai 1906, ministre du Commerce. De plus, lorsque l'entreprise d'une exposition publique est concédée, l'opération est interprétée comme une concession de travaux publics (Cons. d'Ét., 24 févr. 1905, Claret); 1886, O. Carrol; 17 juin 1899, Préfet de Vaucluse; Cons. d'Ét., 17 janv. 1896, Fidon et fils; 21 avr. 1899, Duez). (1) L'établissement d'une ligne télégraphique ou téléphonique, même d'un câble sousmarin, est une opération de travaux publics, puisque les fils, une fois posés, sont attachés au sol et deviennent immeubles (V. Cons. d'Ét., 1er mai 1891, Anglo-american Cie; 7 mai 1909, Cie The Spanish). Des objets mobiliers entrent évidemment dans toute construction, mais il y a un travail de pose qui les incorpore au sol. - Si un entrepreneur fournit des matériaux destinés à la construction, mais s'il n'en opère pas la pose, il ne fait quant à lui qu'une opération de fournitures (Laferrière, op. cit., t. II, p. 123); - si la pose n'est pas définitive, comme dans une entreprise de décoration d'un monument public en vue d'une fête, il n'y a pas travail public, mais fournitures (Cons. d'Et., 11 mars 1898, Blanqui). 2o Il faut que l'immeuble soit construit et aménagé pour le compte d'une administration publique et en vue d'un service public ou d'un usage public. Un immeuble construit pour le compte d'un simple établissement d'utilité publique n'a pas qualité d'ouvrage public (Cons. d'Ét., 19 janv. 1860, Schulters); tandis que des travaux exécutés pour le compte d'un établissement public, tel que la Légion d'honneur, ont le caractère de travaux publics (Cons. d'Ét., 5 août 1901, Aclocque); un immeuble construit ou aménagé pour le domaine privé d'une personne administrative n'a pas le caractère d'ouvrage public, ainsi les routes forestières, qui sont uniquement pour l'exploitation des forêts de l'État, ne constituent pas des ouvrages publics (Cons. d'Ét., 2 mai 1873, Barliac; 4 avr. 1884, Barthe); un café restaurant construit sur un terrain municipal n'est pas un ouvrage public (Cons. d'Et., 16 avr. 1863, Moncharville), non plus un casino municipal (Cass., 18 juin 1912, ville de Biarritz), parce que ces bâtiments ne sont pas construits en vue d'un service public. De même, les travaux accomplis dans les maisons particulières ou dans des terrains particuliers n'ont pas le caractère de travaux publics, même s'ils sont exécutés par le concessionnaire d'un service. public, par exemple, l'installation des colonnes montantes du gaz dans les maisons privées (Cons. d'Ét., 23 mars 1907, Roumens). En revanche, tous les bâtiments construits pour les services publics sur un terrain appartenant à une administration publique ont la qualité d'ouvrages publics, ce qui rend bien difficile à soutenir l'opinion des auteurs qui ne veulent pas les ranger dans le domaine public; cela a été décidé pour des hôtels des postes (Confl., 28 nov. 1903, Gensollen), même pour des manufactures de tabacs, même pour des établissements thermaux appartenant à l'État (Cons. d'Ét., 17 mai 1855, Klotz; 8 mars 1866, Lafond), même pour une maison que la commune loue au département comme caserne de gendarmerie (Cons. d'Ét., 20 févr. 1880, ville de Cannes) (1). Observation. De ce que l'ouvrage public est en vue d'un usage public, il s'ensuit qu'il n'est pas directement construit pour créer une plus-value ou une richesse. Cette observation est importante, car, à certains égards, l'ouvrage public est une plus-value et entraîne des plusvalues et nous aurons l'occasion de tirer les conséquences de ce fait; il est donc intéressant de noter que la plus-value n'est pas le but direct de il (1) Il est inacceptable que des bâtiments qui ont le caractère d'ouvrages publics soient des dépendances du domaine privé, alors qu'on pose en principe que les constructions faites pour le domaine privé ne constituent pas des ouvrages publics, est inacceptable que des bâtiments qui ont le caractère d'ouvrages publics ne soient pas des dépendances du domaine public, alors qu'on pose en principe que toute dépendance du domaine public est un ouvrage public (Confl., 10 nov. 1960, Espitalier): entre la notion de l'ouvrage public et celle de la dépendance du domaine public il y a une force d'attraction mutuelle qui triomphera de toutes les résistances et de tous les partis pris (V. 749). l'ouvrage public, que lorsqu'elle se produit elle est indirecte. A ce point de vue, il faudra mettre à part certains travaux dits d'intérêt collectif qui n'ont d'autre but que la création d'une plus-value directe pour des terrains privés et qui ont reçu artificiellement la qualité de travaux publics (V. infrà, Associations syndicales). Il n'est pas indispensable qu'on puisse nommer la personne administrative pour le compte de laquelle l'ouvrage est construit, il suffit que ce soit certainement pour le compte de l'administration publique et pour un service public (Cons. d'Ét., 27 janv. 1899, Joly, S. 99. 2. 121, la note), il n'est même pas indispensable que l'ouvrage soit construit par une opération administrative régulière, ni avec des deniers publics, il peut avoir été construit par un gérant d'affaires (Cons. d'Ét., 16 déc. 1881, Commune de Plaisance; Confl., 15 janv. 1881, Dasque; 19 janv. 1895, Réaux). B. De l'individualité de l'ouvrage public et des conséquences juridiques qui peuvent être rattachées à son existence. L'ouvrage public, ainsi défini, a une très forte individualité juridique : D'une part, lorsqu'un immeuble a déjà la qualité d'ouvrage public, tous les travaux d'entretien ou de réparation qui seront engagés à son égard constitueront des opérations de travaux publics (Cons. d'Ét., 27 janv. 1899, Joly, S. 99. 3. 121 et la note; Confl., 10 nov. 1900, Espitalier, S. 1901. 3. 33, et la note); même certains marchés d'exploitation (Cons. d'Ét., 17 janv. 1896, Fidon et fils; 21 avr. 1899, Dues, marchés pour assurer le halage sur des canaux de navigation) seront des marchés de travaux publics (1). D'autre part, les dommages ou accidents qui se produiront à l'occasion de l'ouvrage, soit par simple voisinage, soit par vice de construction, soit par défaut d'entretien, soit pour faits d'entretien ou d'exploitation, seront considérés comme des conséquences directes de l'ouvrage public, toutes les fois qu'ils ne pourront pas l'être comme résultant de fautes de service (Conflits, 29 févr. 1908, Feutry; 11 avr. 1908, de Fonscolombe; 23 mai 1908, Joullié, S. 1909. 3. 49 et la note). L'indemnité sera à la charge de l'administration propriétaire de l'ouvrage, alors même qu'elle n'aurait pas la direction du service de construction et d'entretien (exemple, des chemins vicinaux de grande communication et d'intérêt commun, dont les communes n'ont pas la direction et pour lesquels cependant elles sont responsables des dommages parce qu'elles en sont propriétaires) (Cons. d'Ét., 10 mai 1901, Préfet du Puy-de-Dôme; 11 déc. 1903, Mourre). Enfin, si la proximité de l'ouvrage public entraîne des plus-values (1) Il est à noter, d'ailleurs, que l'élément de l'exploitation de l'ouvrage se trouve depuis longtemps annexé à l'opération de travaux publics dans le cas de la concession de travaux publics; -nous verrons aussi plus loin que certains dommages d'exploitation sont considérés comme résultant des travaux publics. spéciales pour des propriétés privées, comme il n'a pas été construit dans ce but, mais uniquement pour des avantages publics également réversibles sur tous les administrés, il se produit, au profit des propriétaires qui bénéficient de la plus-value, un enrichissement sans cause et il a été organisé une contribution de la plus-value. Article I. Des dommages et accidents résultant des travaux publics ou des ouvrages publics. De la distinction des dommages et des accidents. Il y a lieu de distinguer les dommages et les accidents résultant des travaux publics pour les raisons suivantes : 1° Les dommages n'intéressent que les propriétés qui sont dans le voisinage de l'ouvrage public. Ce sont des dommages à la propriétė; au contraire, les accidents peuvent intéresser des personnes aussi bien que des propriétés; 2o Les dommages résultant des travaux publics sont de la catégorie des dommages causes sans faute, dont nous avons indiqué les traits généraux, suprà, p. 487 et s. et pour lesquels l'indemnité se fonde sur le principe de l'enrichissement sans cause; l'administration est considérée comme ayant enrichi son patrimoine en moins dépensant en adoptant un projet de travaux qui entraîne des dommages à des propriétés, alors qu'en dépensant davantage, elle eût pu adopter d'autres projets. Les accidents résultant des travaux publics seront, au contraire, presque toujours de la catégorie des fautes de service dont nous avons indiqué les traits généraux, suprà, p. 495 et s. et pour lesquels l'indemnité se fonde sur l'idée de faute. Malgré les différences qui les séparent, pendant longtemps ces deux espèces de préjudices ont été traités de même façon au point de vue de la compétence et rattachés tous les deux étroitement à la seule existence. ou à la seule présence de l'ouvrage public. Ce rattachement était justifié en ce qui concerne le dommage permanent qui est, en somme, un simple inconvénient de voisinage; il ne l'était pas, ou du moins pas toujours, en ce qui concerne les accidents qui, souvent, peuvent être rattachés à la faute d'un service. Mais il était intervenu là des préoccupations de politique jurisprudentielle. Il n'y a pas longtemps que la compétence de la juridiction administrative est établie en matière d'indemnités pour fautes de service; si, en ce qui concerne l'administration de l'État, elle s'est établie plus vite, en ce qui concerne l'administration départementale ou communale, elle n'a été hors de contestation que depuis les arrêts du Tribunal des conflits de 1908, cités plus haut (Feutry, de Fonscolombe, Jou!lie). Pendant tout le temps qu'ont duré les incertitudes sur cette compétence, le Conseil d'Etat. et le Tribunal des conflits avaient trouvé habile, pour ne pas abandonner |