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à la juridiction civile les affaires d'accidents résultant de travaux publics, d'éliminer de cette matière l'élément de faute de service et de supposer que l'accident était toujours directement imputable à la seule existence de l'ouvrage et constituait toujours un dommage causé sans faute. Ce n'était évidemment qu'une fiction, mais elle avait l'avantage de rendre compétents le conseil de préfecture en premier ressort, le Conseil d'État en appel (V Conflits, 10 nov. 1900, Espitalier, S. 1901. 3. 33 et la note. Cette fiction est devenue inutile depuis que la compétence de la juridiction administrative est établie définitivement sur toutes les affaires d'indemnité pour fautes de service. Désormais, on peut rentrer dans la vérité des choses, reconnaître que l'accident produit à l'occasion d'un ouvrage public est le plus souvent le résultat d'une faute de service et le traiter en conséquence. Cela est formellement indiqué dans les trois arrêts du Tribunal des conflits de 1908 (Feutry, de Fonscolombe, Joullié; V. ma note dans Sir., 1909. 3. 49). La conséquence pratique sera que, lorsque l'accident pourra être rattaché à la faute d'un service plutôt qu'à la seule présence de l'ouvrage public, le Conseil d'État sera compétent en premier ressort et non pas le conseil de préfecture, parce que ce ne sera plus une affaire de travaux publics.

Nous allons donc séparer les hypothèses de dommages et les hypothèses d'accidents:

1. Des dommages permanents résultant pour la propriété du voisinage d'un ouvrage public (1-2). On peut entendre en un sens très large les dommages à la propriété résultant des travaux publics; on y a pendant longtemps compris l'expropriation pour cause d'utilité publique et M. Aucoc, dans ses conférences de droit administratif, suit encore cette méthode; on peut aussi y comprendre les dommages résultant de l'occupation temporaire. Mais il n'est pas d'une bonne méthode de rattacher aux travaux publics, en qualité de dommages, des résultats qui dépendent directement d'une procédure spéciale telle que l'expropriation ou telle que la procédure d'occupation temporaire. En tout cas, ce ne sont point là des dommages résultant de la seule existence de l'ouvrage public, tandis que les dommages permanents résultent de son seul voisinage.

(1) Au point de vue des textes, cette théorie s'appuie sur la loi des 7-11 sept. 1790 et sur l'art. 4 de la loi du 28 pluviose an VIII. Ces textes ne visaient que les torts et dommages causés par les entrepreneurs de travaux publics et le dernier attribuait compétence au conseil de préfecture: ils excluaient les torts et dommages provenant du fait de l'administration, qui sont pourtant plus importants, et cela, semble-t-il, parce qu'à un moment donné le contentieux en avait été réservé au ministre. La jurisprudence du Conseil d'État n'a pas tardé à unifier la matière en assimilant le fait de l'adminis tration au fait de l'entrepreneur (V. sur cette histoire assez obscure Laferrière, op. cit., t. I, p. 193 et t. II, p. 159).

(2) G. Piot, Des dommages causés par la construction des chemins de fer. Annales des chemins de fer, 1907.

On peut, en effet, définir le dommage permanent, un inconvénient de voisinage résultant, pour une propriété, de la proximité d'un ouvrage public et entraînant une dépréciation de cette propriété.

Pour donner lieu à indemnité, le dommage permanent résultant de travaux publics doit répondre à cette définition et par conséquent doit présenter les conditions suivantes :

1° Il faut qu'il y ait une propriété ou un objet de propriété dépréciés; 2o Il faut que cette dépréciation provienne d'une façon certaine du voisinage de l'ouvrage public;

3° Il faut que l'inconvénient de voisinage soit exceptionnel par rapport aux inconvénients de voisinage que l'on est tenu de supporter sans indemnité dans le droit commun de la propriété privée.

Reprenons l'examen de ces conditions :

1° Il faut qu'il y ait un objet de propriété déprécié.

a) Un objet de propriété. - Bien entendu, les objets de propriété du droit civil remplissent les conditions voulues, notamment les maisons, les champs, observons seulement qu'il ne s'agit que des immeubles; même une construction qui n'aurait été élevée qu'en vertu d'un droit d'emphytéose justifierait l'indemnité, si elle était dépréciée par un dommage permanent.

Les établissements créés sur le domaine public par les concessionnaires de travaux publics justifient aussi le droit à indemnité, s'ils sont dépréciés par un dommage permanent (V. pour les compagnies de tramways et de chemins de fer, Cons. d'Ét., 13 mars 1903, Compagnie d'Orléans; 5 févr. 1905, Compagnie des omnibus, et note dans Sir., 1908. 3. 65, sous Cons. d'Ét., 25 mai 1906, ministre du Commerce) (1).

b) Une dépréciation. Il n'est pas nécessaire que la dépréciation soit de nature à durer autant que l'ouvrage public; il y a des exemples nombreux d'indemnités accordées pour des dommages à la propriété non perpétuels (2); il n'est pas non plus nécessaire que la dépréciation puisse s'apprécier en une fois; il y a des exemples de dommages annuels, appréciés annuellement (3); mais il faut qu'il y ait dépréciation, c'est-àdire, il faut que le dommage ait touché la propriété assez profondément pour que celle-ci ait été dépréciée dans sa valeur vénale ou dans

(1) Pour les usines créées sur les cours d'eau navigables ou flottables en vertu d'une permission; lorsque leur force motrice est diminuée par des travaux accomplis en rivière par l'administration, elles n'ont point de droit à indemnité, si les travaux ont été autorisés par un acte en la même forme que la concession de prise d'eau, parce qu'alors, il y a modification ou suppression de la prise d'eau ; autrement, il y a indemnité (art. 45, 1. 8 avr. 1898; Cons. d'Ét., 26 janv. 1912, Lucq).

(2) Cons. d'Ét., 12 janv. 1894, Dufourg, inondations provisoires provoquées par la construction d'un chemin de fer; Cons. d'Ét., 13 juillet 1870, Foulon, indemnité de chômage à une usine pour le chômage pendant l'exécution des travaux.

(3) Surtout dans la matière des dommages aux usines (V. Picard, Traité des eaux, t. II, p. 407).

sa valeur locative pendant un temps appréciable. Cela écarte le cas des gênes légères et temporaires qu'entraîne l'exécution de certains travaux de voirie, qui peuvent faire subir certaines pertes commerciales, mais qui ne causent pas une dépréciation du magasin (Cons. d'Ét., 12 janv. 1900, Société parisienne, plusieurs espèces).

2o Il faut que le dommage provienne, d'une façon certaine, du voisinage de l'ouvrage public. Pour établir cette relation avec certitude, trois conditions sont nécessaires : le dommage doit être imputable a l'ouvrage public; il en doit résulter d'une façon directe; il doit être matériel:

a) Le dommage doit étre imputable à l'ouvrage public mais peu importe qu'il provienne de son seul voisinage, des inconvénients de son exploitation, des manœuvres qu'il nécessite (1); du moment que le dommage se produit à l'occasion de l'ouvrage public, il est un incident des travaux publics et le conseil de préfecture est compétent (2).

(1) Pour les dommages d'exploitation, V. Conflits, 20 juillet 1894, Stractmann; 2 mars 1901, Varin-Champagne; 6 mars 1903, tramways de Cannes, trépidations occasionnées par des manœuvres de locomotives; Laferrière op. cit., t. II, p. 163.

Pour les préjudices occasionnés par la manœuvre même de l'ouvrage, V. Conflits, 17 juin 1899, Préfet de Vaucluse: « Considérant que la vanne dort il s'agit est un organe indispensable du canal de Pierrelate qui est un travail public... que le préjudice dont la réparation était poursuivie ne pouvant résulter que du fonctionnement normal d'un travail d'utilité publique, la demande aurait dû être portée devant le conseil de préfecture ». Mais la Cour de cassation maintient ici la compétence judiciaire (Cass., 10 déc. 1901, Syndicat de Lacombe; 25 nov. 1902, Collet, S. 1903. 1. 529).

(2) Est-il nécessaire que l'ouvrage public ait été construit dans une opération de travaux publics régulièrement engagée? La question mérite d'être examinée au point de vue de la compétence et au point de vue du fond: a) au point de vue du fond, le dommage étant certain demande une réparation quelle que soit la façon dont l'ouvrage a été construit; si l'on ne peut appliquer la théorie des dommages résultant des travaux publics, il faudra recourir à celle des indemnités pour faits de service ou à la théorie des fautes; b) au point de vue de la compétence, on peut hésiter. M. Laferrière affirme que « la compétence du conseil de préfecture a pour cause le caractère administratif que des actes de l'autorité publique impriment aux travaux. Si donc ces actes font défaut, la compétence administrative manque de base et l'autorité judiciaire reprend ses droits. Il en résulte que les dommages provenant de travaux effectués sans déclaration d'utilité publique, sans autorisation des autorités compétentes, n'ont pas, au regard des tiers, le caractère de dommages causés par des travaux publics et ne relèvent pas de la juridiction administrative » et il cite un certain nombre d'arrêts (Conflits, 19 nov. 1881, Duru; 29 nov. 1879, Balas; 9 mai 1901, Lebel). Il me paraît qu'il faut faire des distinctions nombreuses: 1° si les travaux ont été entrepris sans aucune procédure et s'il est commis des voies de fait sur la propriété, incontestablement l'autorité judiciaire est compétente (Cour de Paris, 25 févr. 1893, Gaz. franco-belge, S. 96. 2. 82; Confl., 28 janv. 1899, maire de Périgueux; cf. art. 16, L. 29 déc. 1892 et V. suprà, p. 89 ; 2o s'il a manqué à l'opération non pas les autorisations administratives, mais la déclaration d'utilité publique, des décisions nombreuses et importantes affirment que cela ne fait pas obstacle à la compétence du conseil de préfecture (Cons. d'Ét., 5 mai 1893. Sommelet; 26 janv. 1894, Lebreton Confl., 26 mai 1894, de Gasté; 3 avr. 1897

Le dommage est-il imputable à l'ouvrage public lorsqu'il se produit dans un cas de force majeure? Par exemple, le remblai d'un chemin, malgré les ponts dont il est coupé, fait obstacle à l'éroulement des eaux, lors d'une crue exceptionnelle et provoque une inondation. Le dommage est-il le fait de l'ouvrage public ou le fait de la force majeure? La jurisprudence du Conseil d'État distingue selon que les ouvrages publics construits ont pu aggraver ou non les dommages qu'aurait entraînés par lui-même l'événement de force majeure (1);

b) Le dommage doit être direct, c'est-à-dire que la dépréciation de la propriété doit résulter de la présence même de l'ouvrage public et de son voisinage immédiat, sans qu'il y ait à invoquer aucun fait intermédiaire, ni aucun fait futur. Comme exemple de dommage indirect ne justifiant pas l'indemnité, on cite d'ordinaire le cas de travaux de voirie exécutés dans un quartier d'une ville, appelant dans ce quartier le mouvement et le commerce et faisant baisser les loyers des magasins dans les autres quartiers; il est clair que mille faits intermédiaires s'interposent dans la chaîne des motifs qui amènent le déplacement des commerçants, la preuve en est que les rues nouvelles auraient pu ne pas réussir; le dommage s'il se produit, sera donc indirect comme ne se rattachant pas suffisamment au voisinage de l'ouvrage (Cons. d'Ét., 27 févr. 1862, Fröhlich; Cons. d'Ét.. 10 févr. 1905, ministre des Travaux publics);

c) Le dommage doit être matériel, c'est-à-dire que la dépréciation de la propriété doit provenir de ce que l'objet de propriété est touché, par la proximité de l'ouvrage public, dans un de ses éléments physiques, dans son mode d'exploitation ou dans ses accès: il est placé en contrebas et exposé à des infiltrations (Cons. d'Ét., 8 août 1896, Commune de Nogent-sur-Marne); il est assujetti au déversement d'eaux ménagères (Conflits, 4 déc. 1897, Charreyron); ou d'eaux industrielles d'une manufacture de l'État (Cons. d'Ét., 26 avr. 1901, Seyve); ses accès ont été rendus difficiles; il y a des émanations d'un égoût (Cons. d'Ét., 6 juill.

Larinier); 3° l'objet de la discussion se rétrécit donc et il ne s'agit plus que de travaux qui, n'ayant pas été régulièrement autorisés ne constituent cependant pas des voies de fait; encore faut-il ajouter que le Conseil d'État se refuse à diviser les compétences si, des travaux ayant été autorisés, l'autorisation a été dépassée (Cons. d'Ét., 13 mars 1885, Ville de Limoges, 4 juill. 1890, Bertin). Mais l'affaire cessera d'être de la compétence du conseil de préfecture si le dommage a été causé par un ouvrage construit par l'entrepreneur en dehors de ce qui est prévu au devis (Cons. d'Ét., 23 janv. 1903, Syndicat du canal du Vernet).

Il y a donc bien des chances pour que la juridiction administrative finisse par se reconnaitre compétente pour les dommages, même lorsque les travaux n'ont pas été régulièrement autorisés, toutes les fois qu'ils ne constitueront pas une voie de fait caractérisée. La raison est qu'il y a un ouvrage public et que les dommages se rattachent à l'existence de l'ouvrage plutôt qu'à l'opération (V. en effet Cons. d'Et., 3 févr. 1899, Bonnin; Conflits, 2 mars 1901, Lacaille).

(1) Cons. d'Ét., 26 décembre 1902, Ville de Pont-l'Évêque. Cf. Sanlaville, Des dommages résultant des inondations, Gazette des tribunaux, 15 avril 1910.

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1906, Ville des Sables-d'Olonne); il y a le voisinage d'un urinoir public (Cons. d'Ét., 6 juill. 1906, Mottant; 23 nov. 1906, Bichambis, S. 1907. 3. 65 et la note), etc. La jurisprudence est très large sur cette condition de la matérialité, rien ne le prouve mieux que l'hypothèse curieuse du moulin à vent dont un remblai de chemin de fer a intercepté le vent (1`; ou celle des mauvaises odeurs résultant d'épandages (Cons. d'Ét., 3 mai 1911, Combès); cependant il y a des limites et, par exemple, il n'est pas dù d'indemnité par cela seul que l'agrément d'une propriété est diminué par des ouvrages qui masquent la vue (Cons. d'Ét., 10 févr. 1905. ministre des Travaux publics; Laferrière, op. cit., t. II, p. 158. Cf. Christophle et Auger, Traité des travaux publics, t. II, n° 2274 et s.)(2). 3o Le dommage doit présenter le caractère d'un inconvénient de voisinage exceptionnel par rapport au droit commun des relations de voisinage dans la propriété privée, sans quoi réparation ne serait pas due. Il faut observer, en effet, que lorsque l'administration exécute un travail public, elle est propriétaire du terrain sur lequel l'ouvrage public se construit, qu'en cette qualité elle est recevable à user du droit commun de la propriété qui est qu'un propriétaire peut causer à ses voisins, par des travaux accomplis chez lui, de ces dommages légers qu'on appelle

(1) Cons. d'Ét., 31 janvier 1890, Bompoint-Nicot. L'atteinte matérielle portée à l'héritage n'apparait pas au premier abord, car le moulin est à une certaine distance du remblai; elle existe cependant, à la réflexion on s'aperçoit que le droit de propriété ne doit pas être entendu d'une façon étroite, qu'il ne donne pas seulement droit à la jouisSauce du sol, mais aussi au soleil, aux pluies, aux vents, en un mot à toutes les circons tances atmosphériques qui constituent le climat normal de la région.

(2) Par cette condition de l'atteinte matérielle portée à l'un des éléments physiques de la propriété, les dommages permanents se trouvent très voisins de l'expropriation. Cela est si vrai que, jusqu'à la loi du 8 mars 1810 qui rendit judiciaire le contentieux de l'expropriation, celle-ci, étant prononcée par l'autorité administrative, était considérée couramment comme un dommage résultant des travaux publics. A l'inverse, depuis la loi de 1810, au commencement du xixe siècle, les tribunaux civils ont essayé d'attirer à eux le contentieux des dommages permanents, sous le prétexte que ces dommages n'étaient que des cas d'expropriation. La question a été finalement tranchée par une distinction entre la théorie de l'expropriation indirecte et celle des dommages permanents fondée sur ce qu'il n'y a expropriation indirecte que lorsqu'il y a dépossession totale d'un objet de propriété, et que, de plus, l'administration s'est emparée de cet objet de propriété; les cas de dépossession partielle résultant d'une opération de travaux publics sont de simples dommages permanents, que la dépossession porte sur de véritables servitudes du droit civil, qu'elle porte sur des droits réels reconnus par le droit administratif, ou qu'elle porte seulement sur des facultés légales qui constituent l'exercice du droit de propriété (Conflits, 29 mars 1850, Thomassin; 30 avr. 1850, Mallez, etc.; Cass., 29 mars 1852, préfet d'Alger; 10 août 1854, préfet du Puy-de-Dôme; cf. Laferrière, op. cit., t. II, p. 161; Conflits, 26 mars 1894, de Gasté, S. 96. 3. 33 et la note; 7 juin 1902, Durand de Fontmagne).

Il en est de même de la dépossession totale, si l'administration n'a pas profité du terrain, parce qu'alors on ne se trouve pas en présence de la transmission de propriété qui caractérise l'expropriation au même titre que la dépossession totale (Confl., 11 janv. 1873, Paris-Labrosse).

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